2.1.5.1. Indépendance des deux manifestations de l’avantage du global

Plusieurs ensembles d’expériences ont montré que les deux phénomènes censés refléter l’avantage du global sont en réalité sous-tendus par des mécanismes distincts.

L’indépendance de ces deux phénomènes a par exemple été observée par Navon et Norman (1983), chez des sujets sains : le degré d’interférence entre niveaux peut varier, sans s’accompagner d’aucun changement quant à la plus grande rapidité de traitement au niveau global. Inversement, avec des stimuli pour lesquels la saillance perceptive est bien équilibrée entre les niveaux, Ridderinkhof et van der Molen (1995) montrent qu’en l’absence de différence de vitesse de réponse pour les cibles à l’un et l’autre niveau, des phénomènes d’interférence se produisent. L’interférence du niveau global sur le niveau local peut même se produire alors que les temps de réponse sont plus rapides au niveau local qu’au niveau global (Navon & Norman, 1983). De plus, un avantage temporel pour le traitement du niveau global peut aussi s’accompagner d’effets d’interférence symétriques (LaGasse, 1993).

Par ailleurs, ces deux phénomènes sont différemment sensibles à la manipulation d’un même facteur, que celui-ci concerne des aspects sensoriels ou attentionnels.

Ainsi, l’agrandissement de la taille du stimulus hiérarchisé peut faire apparaître un avantage du niveau local, sans que les effets d’interférence soient modifiés par cette manipulation d’une caractéristique physique (Lamb & Robertson, 1988). De même, la suppression des basses fréquences spatiales retarde les réponses pour des cibles situées au niveau global, sans que l’interférence issue du niveau global soit affectée (Lamb & Yund, 1993 ; Lamb & Yund, 1996a). Comme nous l’avons déjà signalé dans la partie 2.1.3.3., ces expériences montrent aussi que les phénomènes d’interférence sont latéralisés, mais cette différence hémisphérique n’est pas sensible à la suppression des basses fréquences spatiales. Contrairement à la plus grande vitesse de réponse pour les cibles globales, les effets d’interférence semblent donc relativement indépendants de la hauteur des fréquences spatiales et ne sont pas réductibles à des effets de vision de bas niveau.

Pour ce qui est de la différence de sensibilité à un facteur attentionnel, Lamb et Yund, (1993) ont fait varier la probabilité d’apparition de la cible à l’un ou l’autre niveau. Ce facteur influence la vitesse de réponse, largement accélérée pour le niveau global en cas de biais vers ce niveau, et plus rapide au niveau local qu’au niveau global en présence d’un biais vers le local. Toutefois, l’influence de ce biais de réponse ne porte pas sur l’interférence entre niveaux. Encore une fois, la rapidité de traitement au niveau global et la forte interférence issue de ce niveau présentent une certaine indépendance.

L’effet de l’âge chez les adultes s’exerce lui aussi de façon différenciée sur les deux composantes de l’avantage du niveau global. La disparition de l’avantage temporel pour le traitement des cibles globales chez les personnes âgées n’a été décrit que chez des patients atteints d’une démence de type Alzheimer (Rosler, Mapstone, Hays-Wicklund, Gitelman, & Weintraub, 2005 ; Slavin, Mattingley, Bradshaw, & Storey, 2002), qui semblent souffrir d’une réduction de la zone d’attention focale (Delis & al., 1986). En dehors de cette pathologie, la plus grande rapidité de réponse au niveau global qu’au niveau local se maintient malgré l’avancée en âge (Bruyer, Scailquin, & Samson, 2003). Toutefois, les personnes âgées se distinguent par une accentuation de l’interférence issue du niveau global, parfois interprétée comme une difficulté à exercer une inhibition sur l’information située à ce niveau (Roux & Ceccaldi, 2001).

Que peuvent alors refléter ces effets d’interférence ? Pour Blanca, Luna, Lopez-Montiel, Zalabardo et Rando (2002), l’avantage temporel pour la réponse à un niveau plutôt qu’un autre indiquerait le niveau qui détient la plus forte saillance perceptive, attirant et captivant de ce fait l’attention. Les effets d’interférence reflèteraient quant à eux la façon dont l’attention est distribuée entre les niveaux. Lamb et Yund (1996a) estiment que l’interférence repose sur un processus d’intégration perceptive de l’information issue des différents niveaux. Cette idée s’appuie notamment sur la disparition des effets positifs de redondance d’information entre les deux niveaux chez un patient avec une agnosie visuelle et dont les lésions bilatérales de l’aire pré-striée inférieure entravent la communication inter-hémisphérique nécessaire au ‘binding’ (intégration) des informations aux deux niveaux (Humphreys, Riddoch, & Quinlan, 1985 ; cités par Robertson et Lamb, 1991). Cette idée s’appuie aussi sur les données de Lamb, Robertson et Knight (1989) montrant l’absence d’effet d’interférence chez des patients atteints d’une lésion du gyrus temporal supérieur dans une expérience d’attention focalisée, alors que l’avantage temporel des réponses pour le niveau global est préservé. Les auteurs proposent l’explication suivante pour cette disparition des effets d’interférence (Robertson & Lamb, 1991). L’information globale serait disponible de façon normale chez ces patients, mais la lésion du gyrus temporal supérieur empêcherait de la combiner à celle des autres niveaux. En choisissant une tâche d’attention divisée entre les niveaux, les auteurs pensent ne plus dépendre de ce phénomène d’attractivité automatique de l’attention par l’information globale (puisque l’attention devrait se distribuer de manière uniforme entre les niveaux) : ils pensent garantir ainsi le traitement des deux niveaux. Aussi, une absence d’interférence ne pourrait s’exprimer que par la détérioration du processus d’intégration. La confirmation de cette absence d’interférence chez les patients atteints d’une lésion du gyrus temporal supérieur va dans le sens de leur interprétation (Lamb, Robertson, & Knight, 1990). Chez les patients atteints d’une lésion du lobe pariétal inférieur, par contre, ces auteurs n’observent pas cette perturbation, mais une difficulté à distribuer l’attention de manière optimale entre les niveaux selon les demandes de la tâche (ils ne sont pas sensibles à la proportion de cibles situées à l’un des niveaux). Ces deux régions sous-tendraient donc des mécanismes attentionnels différents. Pour finir avec les lésions du gyrus temporal inférieur même lorsque le stimulus est présenté dans le champ ipsilatéral à la lésion, les interférences sont absentes. Bien que la latéralisation de la lésion de cette zone entrave sélectivement l’identification des cibles à l’un ou l’autre niveau, l’effet délétère sur les interactions entre niveaux se produit quel que soit le côté atteint, ce qui suggère que ces interactions entre niveaux nécessitent une coopération inter-hémisphérique.

L’implication de mécanismes attentionnels dans les phénomènes d’interférence est encore suggérée par les travaux de Hibi, Takeda et Yagi (2002). L’interférence venant du niveau global est connue pour se manifester même lorsque les temps de présentation sont assez brefs, alors que l’interférence issue du niveau local nécessite plus de temps. L’interprétation classique dit que cela reflète la plus grande rapidité de traitement des fréquences spatiales basses. Ces auteurs ont toutefois montré que le fait que la durée de présentation varie entre les blocs de l’expérience ou à l’intérieur des blocs détermine l’intervention d’interférences venant du niveau local. Les phénomènes d’interférences ne dépendraient donc pas strictement des fréquences spatiales, mais aussi de l’état attentionnel du sujet et de ses stratégies.

Enfin, selon un modèle récemment développé par Hübner et Volberg (2005), le traitement visuel du stimulus hiérarchisé consisterait d’abord à identifier les objets, à tous les niveaux de hiérarchie, l’intégration entre ces identités et leur niveau respectif ne se faisant qu’ensuite, par un processus d’intégration attentionnel assez tardif. C’est ce dernier processus qui permettrait de résoudre les conflits entre cibles concurrentes à l’un et l’autre niveaux, et donc les problèmes liés à l’interférence. Les effets d’interférences sont donc, là encore, conçus comme liés à des mécanismes attentionnels.