2.2. Arguments pour les composantes sensorielles de l’avantage du global : sensibilité aux caractéristiques physiques des stimuli

Certaines caractéristiques physiques des stimuli affectent la discriminabilité relative des formes à l’un et l’autre niveaux, au point de faire disparaître et parfois inverser l’avantage du niveau global par rapport au niveau local. La vulnérabilité de l’avantage du global à des variations de cette nature souligne ses composantes sensorielles, tout comme nous verrons que sa modulation par des facteurs de haut niveau témoigne de ses composantes attentionnelles.

La taille de l’ensemble du stimulus hiérarchisé est rapidement apparue comme déterminante pour l’émergence de l’avantage du niveau global. En la faisant varier de 4.8° à 22.1°, Kinchla et Wolfe (1979) n’ont observé des réponses plus rapides pour le niveau global que pour des stimuli couvrant moins de 7°. De même, Lamb et Robertson (1989) ont montré que l’augmentation de la taille de l’ensemble du stimulus hiérarchisé peut s’accompagner de l’apparition d’un avantage temporel pour les réponses au niveau local. Ils sont partis de stimuli couvrant 3° d’angle visuel et dans lesquels la difficulté entre les niveaux était équilibrée, puisque la vitesse de discrimination des cibles ne différait pas entre niveaux global et local dans une tâche d’attention divisée. En augmentant la taille de l’ensemble (6°, 9°, ou 12°), ils ont observé des réponses plus rapides au niveau local. L’effet de cette modification physique doit toutefois être relativisé, car il ne porte que sur cette composante de l’avantage du niveau global, l’interférence issue de la forme globale étant quant à elle toujours plus forte que celle venant du niveau local.

Le mécanisme par lequel l’augmentation de la taille du stimulus hiérarchisé module l’avantage du niveau global pourrait être en partie lié à l’excentricité par rapport à la fovéa. Blanca et Luna (2002) font en effet remarquer que les stimuli utilisés par Lamb et Robertson (1989) ont une particularité qui peut expliquer pourquoi le traitement local est avantagé dans leur expérience. Les lettres utilisées (H, S, A et E) ont une forme telle que l’une des lettres locales apparaît très près de la fovéa (par exemple au milieu de la barre du H), ce qui la rend particulièrement visible, au détriment de la forme globale qui s’éloigne de la fovéa avec l’augmentation de taille. Des expériences ont montré que cette caractéristique physique, liée à l’excentricité, peut moduler à elle seule l’avantage du niveau global. En utilisant par exemple des stimuli de 5°, mais dont la forme n’impose pas d’élément local sur la fovéa (cercles, triangles ou carrés), Luna, Merinos et Marcos-Ruiz (1990) ont observé non seulement une plus grande interférence venant du niveau global, mais aussi des temps de réponse plus rapides pour le niveau global, contrairement à Lamb et Robertson (1989) avec des stimuli de taille similaire. Cette équipe montre aussi que l’augmentation de la taille du stimulus s’accompagne d’un passage de l’avantage du global à un avantage du local seulement si le stimulus hiérarchisé contient un élément local central qui s’adresse à la fovéa (Luna, Marcos-Ruiz, & Merino, 1995). En utilisant des stimuli concentriques, qui évitent ce biais, d’autres chercheurs ont observé la persistance de l’avantage du niveau global même pour des stimuli de 17.25° (Navon & Norman, 1983). Les travaux de Amirkhiabani et Lovegrove (1999) soulignent encore l’importance de ce facteur, en montrant que l’interférence venant du niveau global est plus vulnérable à  la variation d’excentricité qu’à la variation de taille.

Pour des raisons liées aussi à l’excentricité, la présentation des stimuli hiérarchisés en champ visuel périphérique plutôt qu’en vision centrale accentue l’effet de supériorité du niveau global, vraisemblablement parce que les éléments locaux sont alors trop éloignés de la fovéa pour être bien visibles (Grice, Canham, & Boroughs, 1983, cités par Han & Humphreys, 2002).

Martin (1979) s’est quant à elle intéressée à l’influence de la densité des stimuli au niveau local. Elle utilise des lettres hiérarchisées dont le degré d’angle visuel des éléments est maintenu constant, au niveau global comme au niveau local : seul le nombre d’éléments au niveau local varie. Elle observe un avantage du niveau global dans la condition où les éléments locaux sont peu espacés, mais un avantage du niveau local si ces espacements augmentent. En augmentant pareillement l’espace entre les éléments locaux, LaGasse (1993) a confirmé la disparition de l’avantage du niveau global. Dans le domaine de la pathologie, des patients simultagnosiques (qui ne peuvent percevoir plusieurs objets en même temps) ont des difficultés à percevoir la forme globale d’un stimulus hiérarchisé, mais là aussi le rapprochement des petits éléments (0.64° d’angle visuel comparé à 2.55°)peut tout de même les aider à traiter cette information globale malgré la discontinuité (relative) des composantes (Huberle & Karnath, 2006). Notons tout de même que Kimchi (1988) a tenté de produire les effets de densité avec des figures géométriques hiérarchisées dont il fallait juger la compatibilité, mais elle a montré que l’effet de l’augmentation de densité sur l’avantage du niveau global diffère selon la réponse à donner (‘compatible’ versus ‘non compatible’), ce qui suggère que l’effet de la densité est complexe et pas totalement indépendant des demandes de la tâche.

Il est aussi possible que l’effet de la densité agisse indirectement sur l’avantage du niveau global en altérant la ‘bonne forme’ de l’ensemble. S’il est vrai que des éléments ne doivent pas nécessairement être connectés pour être groupés spontanément en configuration, la diminution de la densité peut tout de même nuire à la perception de la forme d’ensemble (Enns & Kingstone, 1995 ; Han & Humphreys, 1999). Une altération de la ‘bonne forme’ a d’ailleurs été directement manipulée dans certaines expériences où elle a modulé l’avantage du niveau global. Hoffman (1980, Expérience 2) a détérioré l’information visuelle en déformant les lettres, au niveau global ou au niveau local, par le déplacement de l’un des petits éléments (ou d’un trait des petits éléments). Les lettres sont alors identifiables, mais ne sont pas très typiques. Opérée au niveau global, cette détérioration de la forme donne lieu à un avantage du niveau local, alors qu’un avantage marqué du niveau global accompagne la détérioration de l’information sur les petites lettres. Sebrechts et Fagala (1985, cités par Kimchi, 1992) ont répliqué les résultats de Hoffman (1980) en jouant eux aussi sur la qualité des stimuli cibles. Même si la nature exacte du facteur manipulé dans ces expériences est parfois difficile à définir (typicalité de la représentation proposée, détérioration de la ‘bonne forme’ ?), ces résultats montrent pour le moins que l’avantage du niveau global n’est pas une fatalité.

Nous avons vu, dans la partie 1.3. de ce chapitre, que l’avantage du niveau global peut être mis en évidence indépendamment des seules propriétés configurales des relations spatiales (Kimchi, 1994). Toutefois, nous avons également vu que, dans la plupart des cas, la perception d’une forme globale s’appuie quand même sur la qualité de certaines relations spatiales. En ce sens, les propriétés configurales (fermeture, proximité, similarité de luminosité, de couleur, de forme…) contribuent souvent à l’avantage du niveau global. C’est pourquoi la manipulation de certaines propriétés physiques des stimuli peut moduler cet avantage du niveau global indirectement, en réduisant en fait la disponibilité des propriétés configurales susceptibles de guider le groupement spontané des éléments en une grande forme. Par exemple, Han et Humphreys (1999) ont présenté des stimuli hiérarchisés sur un fond blanc ou constitué de croix dont le contraste augmente progressivement jusqu’à devenir aussi important que celui des petits éléments locaux de la figure hiérarchisée. Alors que le groupement des éléments de la forme globale est possible à partir de la similarité de luminosité, de la proximité et de la similarité de forme si le fond est blanc, le sujet ne peut plus s’appuyer que sur la similarité de forme lorsque le contraste des petites croix du fond augmente. Les deux composantes de l’avantage du niveau global sont observées lorsque le fond est blanc, les réponses étant plus rapides au niveau global et l’interférence issue de ce niveau étant la plus perturbante, mais elles disparaissent toutes deux au profit d’un avantage temporel pour les réponses au niveau local et d’une interférence plus forte à partir de l’information locale si le fond ne permet plus d’utiliser que la similarité de forme pour effectuer le groupement d’objets. Rappelons que la similarité de forme est un critère de groupement qui opère moins rapidement que la proximité (Han, Humphreys, & Chen, 1999b). Ces données montrent que la facilité du traitement de la forme global repose en partie sur des opérations de groupement.

De plus, entraver la réalisation de ce groupement ne se traduit pas par les mêmes effets que ceux produits par un autre type de détérioration physique des stimuli : la suppression des fréquences spatiales basses. Un tel filtrage produit des modifications des caractéristiques physiques d’une autre nature. Comme nous l’avons vu, la suppression des fréquences spatiales basses ralentit le traitement du niveau global sans modifier l’interférence issue du niveau global (Lamb & Yund, 1993, 1996). Par contre, Han et Humphreys (1999) montrent que lorsque la qualité du fond empêche le groupement des éléments, non seulement l’avantage temporel pour le niveau global se transforme en un avantage temporel pour le niveau local, mais l’asymétrie de l’interférence s’inverse aussi (celle provenant du niveau local devient plus forte). La manipulation de ces différentes caractéristiques physiques des stimuli montre donc que la perception de la forme au niveau global n’est pas seulement déterminée par le traitement des basses fréquences spatiales, mais aussi par des opérations de groupement : ces dernières sont liées à la qualité des relations spatiales (caractéristiques configurales) et non aux caractéristiques des fréquences spatiales.

Enfin, la densité des petits éléments peut favoriser l’avantage du niveau global non seulement en facilitant leur groupement en configuration, mais aussi en gênant l’extraction des éléments individuels à cause d’un masquage latéral. Modigliani, Bernstein et Govorkov (2001) ont testé si l’avantage du niveau global est assez robuste pour persister malgré l’abolition des facteurs qui gênent habituellement l’extraction des petits éléments : dans leurs stimuli, il n’est pas question de proximité trop grande entre petits éléments, ni d’interactions entre leurs traits et le contour de la figure globale. Pour cela, ils ont présenté une petite lettre en un point de la surface sur laquelle s’inscrit la grande lettre (e.g., un petit « S » sous la barre horizontale du grand « H »), sans que cette petite lettre soit un élément constitutif de la forme globale. La distance entre la petite lettre et les segments de la grande lettre est suffisamment grande pour réduire les effets de masquage latéral. Dans les quatre expériences, des tâches d’attention focalisée (au niveau global ou au niveau local) sont utilisées. Par rapport à une condition où le petit élément est présenté seul, la présence d’une grande lettre détériore la performance pour la petite, alors que l’inverse n’est pas vrai. Cette interférence issue du niveau global témoigne de l’avantage de ce niveau, et comme ces expériences évitent les phénomènes d’interactions de contours et de densité des éléments locaux, cet avantage paraît robuste. Les auteurs en déduisent que la différence de taille entre les éléments aux deux niveaux serait un des principaux facteurs responsables. Toutefois, ils montrent aussi que le contenu de l’élément global module l’importance de l’interférence. Dans l’Expérience 3, il ne s’agit pas d’une lettre mais d’une forme indéterminée (‘blob’), qui ne produit qu’une faible interférence sur le traitement de la petite cible. C’est pourquoi, ici encore, l’avantage du niveau global ne semble pas exclusivement déterminé par des mécanismes sensoriels, mais aussi par des composantes cognitives de plus haut niveau.