3.1. Spécialisation hémisphérique gauche pour le langage : les limites

Les apports des études conduites auprès de patients split-brain peuvent être cités pour illustrer les nuances concernant la latéralisation hémisphérique pour les traitements langagiers. La section chirurgicale du corps calleux est parfois pratiquée en cas d’épilepsie rebelle au traitement pharmacologique. Les hémisphères sont alors isolés au niveau cortical, bien que les connexions sous-corticales restent intactes. Outre les bénéfices cliniques, cette procédure offre la possibilité d’étudier chaque hémisphère de manière isolée, l’information présentée à l’un des hémisphères étant non disponible pour l’autre hémisphère. L’interprétation des performances de tels patients pose tout de même, comme toute méthode, quelques problèmes, surtout si la section du corps calleux a été motivée par d’importantes crises épileptiques, elles-mêmes sources de dommages cérébraux accompagnés parfois de phénomènes de réorganisation.

Les premières études systématiques auprès de tels patients dans les années 60’ ont confirmé la dominance de l’HG pour le contrôle de la parole. Les patients s’avèrent en effet incapables de décrire verbalement un objet présenté dans le CVG-HD (Gazzaniga, Bogen, & Sperry, 1995a ; Gazzaniga, Bogen, & Sperry, 1996b, cités par Corballis, 2003), mais le font sans difficulté pour un objet présenté dans le CVD-HG. L’HD est capable de traiter le stimulus, puisqu’en utilisant la main gauche (dirigée par l’HD) les patients peuvent sélectionner le stimulus parmi un ensemble, mais ils présentent des difficultés pour lui appliquer un traitement verbal. Toutefois, au-delà de ces difficultés, l’HD isolé s’avère tout de même capable de comprendre des mots écrits ou de suivre une instruction verbale simple. En fait, si l’HG des patients split-brain est capable aussi bien de produire que de comprendre tous les aspects du langage, l’HD peut quant à lui comprendre le sens de certains mots mais démontre peu d’aptitude pour la grammaire et la syntaxe (Gazzaniga, 2000).

Des expériences réalisées auprès de sujets sains droitiers, en utilisant la technique de présentation rapide de stimuli en champ visuel divisé, apportent des données en accord avec de telles conclusions. La dominance fonctionnelle de l’HG pour le langage est surtout nette dans les épreuves de lecture à haute voix et de production (Young & Ellis, 1985), mais l’est moins pour les décisions lexicales ou sémantiques (Beaumont, 1982 ; Chiarello, 1988), ou encore pour la reconnaissance de mots présentés sous des formes graphiques peu familières (par exemple en AlTeRnAnCe) (Deason & Marsolek, 2005). De plus, des expériences d’amorçage proposant des couples de mots liés sémantiquement de manière plus ou moins directe montrent que l’HD est particulièrement sensible à des liens sémantiques indirects, de type métaphorique (pour une revue, voir Kiefer, & al., 1998), ce qui suggère qu’il participerait à la compréhension du discours par de larges activations de champs sémantiques à partir d’un mot perçu. De même, l’HD serait efficace pour le traitement de mots dotés d’un fort degré d’imageabilité (Querné, & Faure, 1996). Des structures cérébrales de l’HD contribueraient donc à certains traitements langagiers et les hémisphères peuvent donc pour cela être assez complémentaires (Gazzaniga, 2000).

Pour ce qui est du rôle des demandes attentionnelles de la tâche pour que la spécialisation hémisphérique gauche associée au langage se manifeste, nous nous appuyons sur une idée développée par Siéroff et Auclair (2002) et déjà évoquée en 1970 par Kinsbourne. Ils font tout d’abord remarquer que l’activité frontale gauche et pariéto-temporale gauche jouent des rôles complémentaires sur le plan attentionnel : elles sont par exemple enregistrées dans des tâches d’évocation de verbe à partir d’un nom (dire « taper » à partir du stimulus « marteau ») (Petersen, Fox, Snyder, & Raichle, 1990 ; Snyder, Abdullaev, Posner, & Raichle, 1995). Surtout, des données en TEP montrent que cette activité diminue au profit d’une augmentation d’activation de la région insulaire gauche après une certaine pratique ayant rendu la tâche plus automatique (Raichle & al., 1994). La forte implication de régions spécialisées dans le langage et latéralisées dans l’HG est donc influencée par les demandes attentionnelles de l’épreuve. Il semble que ce soit surtout la nécessité de maintenir l’attention soit sur des cibles linguistiques, soit sur des cibles spatiales, qui permette aux spécialisations opposées des hémisphères gauche et droit pour le langage et pour l’espace de s’exprimer le plus clairement. Dans une perspective accordant elle aussi un rôle central à l’attention dans l’émergence de phénomènes de dominance hémisphérique, Querné, Eustache et Faure (2000) montrent aussi que l’accès aux représentations des mots dans le lexique à partir de l’HD peut être amélioré en jouant sur des mécanismes d’activation et d’inhibition permettant d’augmenter, par des influences de haut niveau, les capacités de traitement lexical de l’un ou l’autre hémisphère. Pour prendre des exemples dans le domaine de la pathologie, il apparaît aussi que les lésions frontales droites s’accompagnent surtout de difficultés à maintenir l’attention sur des tâches visuo-spatiales (Koski & Petrides, 2001) ; il est cependant plus difficile d’observer des difficultés à soutenir l’attention pour détecter des lettres en cas de lésions frontales gauches (Rueckert & Grafman, 1996).

Si des perturbations relativement faibles pour traiter des lettres sont observées en cas de lésion frontale gauche, cela peut venir des faibles demandes de la tâche en termes linguistiques. Zaidel (1986) décrit ainsi un continuum entre des tâches verbales reposant quasi exclusivement sur l’HG, et d’autres, imposant moins impérativement des demandes linguistiques et pouvant éventuellement impliquer les deux hémisphères. Cela conduit à adopter une perspective assez nuancée par rapport aux deux conceptions proposées pour interpréter les effets de dominance hémisphérique dans les expériences de présentation tachistoscopique en champ visuel divisé. Cette technique consiste à présenter pendant moins de 200 ms un stimulus visuel dans l’un des hémichamps (gauche ou droit), alors que le participant fixe un point central sur l’écran. Compte tenu de l’organisation anatomo-fonctionnelle principalement croisée des systèmes sensoriels visuels, l’information présentée d’un côté est projetée directement à l’hémisphère controlatéral et la comparaison des performances pour les stimuli présentés en champ visuel gauche – hémisphère droit (CVG-HD) et en champ visuel droit – hémisphère gauche (CVD-HG) permet des inférences quant aux différences fonctionnelles entre les hémisphères (Eustache & Faure, 2000 ; Hellige, 1996). Selon le modèle structural, de moins bonnes performances observées dans un champ visuel témoigneraient du fait que l’hémisphère controlatéral est inapte au traitement demandé sur le stimulus présenté : l’allongement du temps de réponse et l’amoindrissement de l’exactitude reflèteraient le coût dû au transfert calleux pour adresser l’information au seul hémisphère compétent, qui présenterait une spécialisation exclusive. Selon le modèle de l’efficience relative, les hémisphères ne présenteraient au contraire que des différences de degré d’efficacité pour un mécanisme ; une moins bonne performance relevée dans un champ visuel témoignerait simplement de la moindre efficacité de l’hémisphère controlatéral. En parlant d’un continuum entre des tâches verbales, Zaidel réconcilie quelque peu ces deux perspectives : alors que certaines tâches verbales ‘à relais calleux’ nécessiteraient l’implication de l’HG, d’autres seraient ‘à accès direct’ et pourraient être exécutées par chaque hémisphère, même si des mécanismes différents sont pour cela utilisés. Ainsi, il se peut que les tâches proposées aux patients atteints de lésions gauches aient surtout été de type ‘à accès direct’, avec des demandes linguistiques non impératives (c’est le cas de l’épreuve proposée par Rueckert & Grafman, 1996) et que cela explique les difficultés à observer un déficit de soutien de l’attention sur le traitement des lettres chez ces patients.

Ainsi, la seule présentation d’un matériel linguistique n’assure pas de la nature du traitement opéré et ne permet de présager seule de l’implication respective des hémisphères cérébraux. Malgré la nature alphabétique des stimuli, il semble difficile d’obtenir des indices de dominance hémisphérique gauche pour le traitement de lettres si la tâche ne requiert pas le traitement de leur aspect linguistique et si elle peut s’effectuer plus simplement en termes spatiaux. Le travail de Niederbuhl et Springer (1979) est assez révélateur à ce sujet. Ils demandaient à des participants adultes sans pathologie de décider si les lettres présentées faisaient partie d’un ensemble de lettres cibles : ils ont montré un important effet de la consigne (se baser sur la forme des stimuli comme s’il s’agissait de dessins ou se fonder sur leur nom) sur l’asymétrie hémisphérique observée dans cette épreuve. Ce point sera davantage développé dans la partie 4 du chapitre 2, où il sera précisément question de la spécialisation hémisphérique pour le traitement des lettres chez l’adulte et l’enfant.