3.3.2.2. Hypothèse du lien entre les spécialisations hémisphériques pour les traitements global/local et pour les fréquences spatiales selon leur hauteur

Comme nous l’avons vu, selon l’hypothèse de Sergent (1982a), les supports neuro-anatomiques du traitement des fréquences spatiales hautes et basses se caractériseraient par une spécialisation de l’HD pour les fréquences spatiales basses et une spécialisation de l’HG pour les fréquences spatiales élevées.

Des travaux mesurant des indices comportementaux dans des épreuves en champ visuel divisé appuient cette hypothèse (Kitterle & Selig, 1991 ; Niebauer & Christman, 1999 ; Proverbio, Zani, & Avella, 1997). Un autre argument est que le traitement de stimuli dont la qualité visuelle est dégradée est davantage perturbé si le stimulus est présenté en CVD-HG plutôt qu’en CVG-HD, car cela pourrait témoigner d’une meilleure aptitude de l’HD à se contenter des informations véhiculées par les basses fréquences spatiales (généralement mieux préservées par ces dégradations) pour traiter l’information visuelle. Cette hypothèse sur la latéralisation pour le traitement des fréquences spatiales selon leur hauteur a été testée indirectement à travers l’évaluation de l’impact de plusieurs types de détérioration du signal sur l’asymétrie hémisphérique (Christman, 1990). En accord avec cette hypothèse, l’auteur montre, dans cet article, que la diminution de luminance améliore le traitement des stimuli par l’HD (Expérience 1) ; estomper le stimulus réduit par ailleurs les performances plus radicalement pour l’HG (Expérience 2). Pour diminuer la disponibilité des fréquences spatiales élevées, d’autres techniques consistent aussi à augmenter l’excentricité du stimulus par rapport à la rétine, à réduire le temps de présentation ou, plus directement, à éliminer les hautes fréquences spatiales par un traitement informatique du signal. Christman (1990) conclut que les fréquences spatiales en-dessous de 9 cycles par degré seraient plus efficacement traitées par l’HD que par l’HG. Dans une épreuve proposant une situation particulièrement écologique, la manipulation des fréquences spatiales sur des photographies des scènes naturelles à catégoriser a confirmé cette asymétrie hémisphérique pour le traitement des fréquences spatiales selon leur hauteur (Peyrin, Chauvin, Chokron, & Marendaz, 2003). 

Sergent (1982a) a, quant à elle, opéré un rapprochement entre cette asymétrie de la spécialisation hémisphérique selon les fréquences spatiales à traiter, d’une part, et la spécialisation de l’HD pour le traitement du niveau global et celle de l’HG pour le niveau local, d’autre part. Essentiellement fondée sur cette analogie, la portée de cette interprétation de l’asymétrie hémisphérique pour les traitements global/local doit cependant être relativisée. Les canaux de traitement des hautes et des basses fréquences spatiales contribuent certainement au traitement différencié des niveaux global et local, mais cette distinction ne suffit pas à rendre compte du processus de perception de stimuli visuels contenant des informations hiérarchisées.

En effet, il faut tout d’abord relativiser la différence de spécialisation hémisphérique selon la hauteur des fréquences spatiales, car certains auteurs ne l’observent pas systématiquement, que ce soit à travers l’étude des performances de patients cérébro-lésés (Grabowska, Semenza, Denes, & Testa, 1989 ; Spinelli & Zoccolotti, 1992) ou l’analyse de potentiels évoqués, qui a parfois révélé une meilleure sensibilité de l’HD aux fréquences spatiales (élevées ou basses), alors que l’HG serait davantage sensible aux caractéristiques temporelles (Rebaï, Bernard, Lannou, & Jouen, 1998). Il apparaît également que les personnes gauchères ne présenteraient pas cette spécialisation hémisphérique pour le traitement des deux types de fréquences spatiales (Christman, 1989). Il faut aussi reconnaître que les diverses techniques utilisées pour faire varier les fréquences spatiales n’ont pas fourni un ensemble très homogène de résultats par rapport à l’asymétrie hémisphérique (Hellige, 1993). Estomper les stimuli ou les filtrer en ne laissant passer que les basses fréquences spatiales entraîne certes parfois un plus fort déficit pour les stimuli présentés en CVD-HG dans des tâches de traitement de lettres (Jonsson & Hellige, 1986; Sergent, 1989) ou de traitement de visages (Sergent, 1985). Mais ces effets ne sont pas toujours répliqués pour le traitement des lettres (Peterzell, 1991 ; Peterzell, Harvey, & Hardyck, 1989) et surtout lorsque les traitements impliquent des connaissances lexicales (Chiarello, Senehi, & Soulier, 1986 ; Hardyck, 1991).

De plus, il apparaît que cette spécialisation hémisphérique selon les fréquences spatiales ne se manifeste que pour des tâches impliquant l’attention sélective ou des traitements cognitifs de haut niveau (e.g., tâches de discrimination ou d’identification) (Kitterle & Selig, 1991 ; Niebauer & Christman, 1999 ; Proverbio, Zani, & Avella, 1997), et non des traitements perceptifs de bas niveau comme la simple détection (Kitterle, Christman, & Hellige, 1990). Sergent (1982a, b) a défendu elle aussi cette idée selon laquelle les différences hémisphériques pour le traitement des fréquences spatiales sont issus de traitements ultérieurs au niveau purement sensoriel. Cette asymétrie hémisphérique concerne donc peut-être surtout la capacité à traiter ce qui est issu des canaux de traitement spécialisés pour les fréquences spatiales hautes ou basses, plutôt que ces traitements sensoriels. Des travaux en électrophysiologie le confirment. Pour des stimuli dont la hauteur des fréquences spatiales varie, une asymétrie hémisphérique inverse à celle postulée par l’hypothèse classique est observée pour les premières étapes d’une tâche de discrimination visuelle : au niveau des électrodes occipito-temporales, l’amplitude de l’onde précoce N170 est plus élevée dans l’HG pour les stimuli à fréquences spatiales basses, et il en va de même pour l’onde N310 relevée au niveau d’électrodes centro-temporales (Reinvang, Magnussen, & Greenlee, 2002). Des amplitudes plus élevées dans l’HG pour les fréquences spatiales hautes, et donc conformes à l’hypothèse classique, ne sont relevées par ces auteurs que pour une onde lente, si tardive qu’elle reflète vraisemblablement des traitements cognitifs de plus haut niveau.

Par ailleurs, et surtout, certaines données montrent que l’asymétrie hémisphérique pour les traitements global/local se manifeste aussi lorsque les informations correspondant à l’un et l’autre niveaux ne peuvent être extraites qu’à partir de fréquences spatiales de même hauteur. Cela suggère que l’asymétrie hémisphérique en question n’est pas entièrement dépendante de la distinction entre les basses fréquences spatiales, véhiculant généralement l’information sur les formes globales, et les fréquences spatiales plus élevées associées aux informations sur les détails. Dans deux expériences présentant en CVG, en CVD, ou au centre de l’écran, des stimuli hiérarchisés dont le filtrage ne laisse passer que les fréquences spatiales élevées, Hübner (1997) a montré que l’absence de fréquences spatiales basses ralentit, les réponses, mais la présence des fréquences spatiales basses n’est pas indispensable pour observer l’avantage du niveau global (comme nous l’avons écrit dans la partie 2.1.3.3.) ni, surtout, l’asymétrie hémisphérique associée aux traitements des niveaux. Cela est surtout vrai dans l’expérience où la cible apparaît de manière non prédictible en tant qu’information globale ou locale (Expérience 1). D’autres arguments viennent des travaux sur les effets d’interférence entre niveaux, dont l’influence est connue pour varier selon le niveau dont l’interférence est issue et le champ visuel de présentation. Lamb et Yund (1993 ; 1996) ont montré la persistance de cette manifestation de l’asymétrie hémisphérique pour les traitements global/local, alors que l’information aux deux niveaux ne pourrait être extraite qu’à partir de fréquences spatiales élevées dans leur expérience. Des données en imagerie cérébrale ont même permis de montrer que, avec des stimuli comportant essentiellement des fréquences spatiales élevées, le traitement global s’accompagne d’activations dans le gyrus lingual droit et le traitement local d’activations dans le cortex occipital inférieur gauche (Fink, Marshall, Halligan, & Dolan, 1999). Cela montre que, bien que précoce, cette marque de l’asymétrie hémisphérique ne dépend pas strictement de la hauteur des fréquences spatiales privilégiées pour l’un ou l’autre niveau d’analyse. Les auteurs se rangent pour cela du côté de ceux qui estiment que les mécanismes qui règlent la perception des propriétés globales et locales sont inter-reliées à ceux qui gèrent les hautes et basses fréquences spatiales, mais ne s’y réduisent pas.

Pour finir, une étude récente a tenté d’évaluer à quelles étapes temporelles certains aspects des potentiels évoqués sont modifiés par le filtrage de fréquences spatiales basses ou hautes, selon le traitement global ou local des stimuli (Boeschoten, Kemner, Kenemans, & Engeland, 2005). Les auteurs ont observé une interaction entre les niveaux et les fréquences spatiales, mais seulement à 250 ms : à cette étape, la suppression des fréquences spatiales basses s’accompagne d’une diminution de l’activité cérébrale associée au traitement des cibles globales. Il ne s’agit pas d’une étape extrêmement précoce et il faut utiliser des tâches d’attention focalisée, rendant apparemment possible une sélection plus rapide du niveau pertinent, pour que la négativité d’une onde s’accentue en cas de traitement global dès 190 ms, et que cette modulation disparaisse avec la suppression des fréquences spatiales basses (Han, Yund, & Woods, 2003). Au final, Boeschoten et ses collègues (2005) concluent que le traitement de l’information globale dépend en partie de son contenu en fréquences spatiales basses, notamment parce qu’ils observent que l’interaction entre le niveau et les fréquences spatiales se produit dans des régions cérébrales plus latérales pour l’information globale, et plus médianes pour l’information locale, mais l’asymétrie hémisphérique pour les traitements global/local ne peut s’expliquer seulement par des aspects de très bas niveau.