3.3.3.3. Limites liées aux tâches

S’il est vrai que des effets d’asymétrie hémisphérique ont été parfois relevés dans des tâches d’attention focalisée, les effets les plus nets ont été obtenus à partir d’expériences dans lesquelles le participant ne sait pas à l’avance à quel niveau la cible apparaîtra.

Citons par exemple le travail de Heinze, Hinrichs, Scholz, Burchert et Mangun (1998) qui, combinant la technique des potentiels évoqués et celle de la TEP, notent une plus grande amplitude de l’onde N2 (entre 260 et 360 ms après la survenue du stimulus) dans l’HG pour le traitement local et dans l’HD pour le traitement global dans une tâche d’attention divisée entre les niveaux, sans parvenir à répliquer cet indice d’asymétrie hémisphérique dans une épreuve d’attention focalisée. Dans sa méta-analyse réalisée à partir de travaux reposant sur des données comportementales, Van Kleeck (1989) remarque lui aussi que la plupart des expériences n’ayant permis d’observer que des effets d’asymétrie marginalement significatifs utilisaient le paradigme d’attention focalisée. Sergent (1982a) faisait exception avec un paradigme d’attention divisée, et, justement, obtenait les effets d’asymétrie hémisphérique les plus convaincants à l’époque.

Les travaux de Yovel, Yovel et Levy (2001) portent directement sur les effets des demandes attentionnelles de la tâche. Avec le paradigme de présentation en champ visuel divisé, ils comparent l’asymétrie hémsiphérique pour les traitements global/local dans une épreuve d’attention divisée (Expérience 1), puis dans une épreuve d’attention focalisée (Expérience 2) et enfin testent l’opposition entre ces deux tâches de manière intra-individuelle (Expérience 3). Conformément à leur attente, l’asymétrie hémisphérique liée au niveau d’analyse est significativement plus marquée dans l’épreuve d’attention divisée, et cet effet de la tâche est d’autant plus convaincant qu’il est reproduit aussi lorsqu’il est évalué de manière intra-individuelle. Plus précisément, les auteurs observent un avantage marginal de l’HD pour le traitement global dans l’épreuve d’attention divisée, alors qu’aucune asymétrie n’apparaît pour ce niveau si l’attention est focalisée ; l’avantage de l’HG pour le niveau local est quant à lui significatif dans les deux épreuves, mais l’interaction de cet effet avec la tâche montre qu’il est significativement plus marqué en cas d’attention divisée.

L’interprétation proposée par Yovel et ses collègues (2001), assez semblable à celle de Heinze et ses collègues (1998) est la suivante. Dans les épreuves où l’attention sélectionne un niveau pendant un bloc complet, il est possible que chaque hémisphère ajuste ses mécanismes attentionnels de manière appropriée aux demandes de la tâche. Qu’ils soient particulièrement compétents pour le niveau en question ou non, les deux hémisphères seraient solidaires pour mobiliser les ressources et traiter ce niveau au mieux. Dans ce cas, les différences hémisphériques pouvant être relevées ne pourraient refléter que les différences d’efficacité avec laquelle l’information de l’un ou l’autre niveau est extraite. Par contre, quand le participant ne sait pas à l’avance quel sera le niveau pertinent, des structures de l’HD auraient tendance à diriger l’attention vers l’information correspondant au niveau préféré (i. e., global) alors que des structures de l’HG dirigeraient l’attention vers les détails, ceci pendant l’ensemble de la tâche ; l’effet lié aux différences de compétences de chaque hémisphère par rapport aux niveaux en serait renforcé. Dans cette explication exprimée en termes attentionnels, nous voyons donc que l’attention orienterait le mode de traitement des structures de chaque hémisphère en fonction des meilleures compétences de ceux-ci, par défaut, lorsque la consigne n’indique pas à l’avance le niveau pertinent. À propos de la tâche d’attention divisée, Yovel et ses collègues ajoutent aussi que, après un engagement du traitement privilégié de chaque hémisphère, l’hémisphère spécialisé dans le traitement non pertinent devrait opérer un switch de manière à participer lui aussi au mode de traitement adapté. Ce switch est coûteux et pourrait encore renforcer le retard pour l’hémisphère le moins compétent dans ce niveau d’analyse, contribuant à accentuer les effets d’asymétrie hémisphérique selon les niveaux dans les situations d’attention divisée.

Avant de présenter l’autre interprétation proposée pour expliquer pourquoi les effets d’asymétrie hémisphérique liés aux niveaux se manifestent plus nettement dans les épreuves d’attention divisée, signalons que l’influence potentielle d’autres facteurs a été envisagée par Yovel et ses collègues, ainsi que par Van Kleeck (1989) une douzaine d’années avant. Une limite pourrait venir du type de réponse demandé : dans les épreuves de discrimination de cible, très souvent utilisées, la programmation de la réponse motrice requiert plus de ressources que dans les épreuves de go-no-go. De plus, dans les épreuves de discrimination, certains items requièrent un appui sur une touche située d’un certain côté, alors que le stimulus est apparu de l’autre : ces effets de compatibilité spatiale stimulus-réponse ne sont pas à négliger (voir par exemple Hommel, 1994), d’autant plus que l’HG serait spécialisé pour la planification motrice (Kimura & Archibald, 1974, cités par Yovel, & al., 2001). Cette dernière spécialisation hémisphérique est elle aussi susceptible de masquer les effets d’asymétrie étudiés en lien avec les niveaux global et local. L’effet de ce facteur a été testé (Yovel, & al., 2001), mais il s’avère que cette différence de demande concernant la programmation motrice n’influence pas vraiment le recueil d’indices d’une asymétrie hémisphérique liée aux aspects perceptifs dans l’opposition global/local. Par ailleurs, Van Kleeck (1989) évoquait la possibilité que la longueur de certaines expériences ait contribué à noyer les effets d’asymétrie hémisphérique sous des effets de pratique ou de fatigue. Cela ne suffit cependant pas à expliquer les difficultés à obtenir les effets d’asymétrie, puisque des expériences présentant 256 stimuli (ce qui excède la longueur des listes les plus importantes évoquées par Van Kleeck, 1989) permettent à Yovel et ses collègues (2001) de les enregistrer. Dans ce qui suit, nous verrons que Hübner (1997) relate lui aussi cette asymétrie malgré des expériences particulièrement longues (2 800 stimuli). De cet ensemble de remarques, il ressort que les demandes attentionnelles de la tâche doivent être pris en considération pour étudier les effets d’asymétrie hémisphérique liés au niveau d’analyse.

Comme Yovel et ses collègues, Hübner s’est particulièrement intéressé à l’effet de la tâche sur la facilité à obtenir des indices d’asymétrie hémisphérique liée aux niveaux. L’interprétation qu’il propose est différente et s’intègre dans une perspective théorique plus générale sur le traitement des stimuli hiérarchisés ; son originalité est de donner une place centrale à la question de la nature des représentations impliquées dans leurs traitements. Hübner (1997) a lui aussi comparé l’asymétrie hémisphérique pour les traitements global /local dans des expériences avec attention divisée entre les niveaux ou focalisée sur un niveau d’analyse. Il relève des effets classiques d’asymétrie hémisphérique dans l’épreuve d’attention divisée, qui persistent d’ailleurs malgré la suppression des fréquences spatiales basses (Expérience 1). Par contre, dans l’épreuve avec attention focalisée, un avantage de l’HG est encore discernable pour le traitement local, mais est fortement réduit par rapport à l’autre expérience, et le traitement global ne fait plus l’objet d’aucune dominance hémisphérique.

L’auteur interprète tout d’abord cette disparition de l’asymétrie hémisphérique en disant que la concentration constante sur un seul niveau d’analyse permet d’optimiser les mécanismes de contrôle de chaque hémisphère, de sorte qu’ils puissent, l’un comme l’autre, se donner la priorité pour le traitement demandé, qu’ils soient pour cela spécialisés ou non , mais aussi inhiber les perturbations pouvant venir de mécanismes d’analyse inappropriés, ce qui réduirait les différences entre eux. Dans les épreuves où la cible peut apparaître à l’un ou l’autre niveau, il estime que l’impossibilité de connaître à l’avance le niveau pertinent accroît la mise en œuvre à la fois de mécanismes de traitement global et de traitement local, quelle que soit leur pertinence effective finale pour chaque stimulus, ce qui optimise les chances de l’un et l’autre hémisphères de manifester surtout leur spécialisation respective pendant l’ensemble de l’expérience. Jusqu’ici son explication est assez similaire à celle de Yovel et de ses collègues (2001). Elle prendra une tournure différente plus tard, à partir d’une remarque sur le fait que, dans les expériences avec attention focalisée, l’analyse détaillée des résultats montre que des effets d’asymétrie hémisphérique sont manifestes dans le cas des stimuli contenant, au niveau qui ne doit pas être sélectionné, une information contradictoire avec la réponse à fournir à propos du niveau pertinent. Dès lors, ce n’est plus la tâche elle-même qui semble déterminante pour l’observation d’effets d’asymétrie, mais la présence d’un conflit au niveau de la réponse. Cela nous conduit au développement du point suivant.