3.3.3.4. Limites liées au conflit de réponse

La présence d’une contradiction entre les réponses qui pourraient être issues de l’identification des formes à l’un et l’autre niveaux semble un critère important pour que l’asymétrie hémisphérique se manifeste en fonction du niveau où la cible se situe. En effet, à partir d’une recherche en potentiels évoqués, Malinowski, Hübner, Keil et Gruber (2002) ont observé que les corrélats électrophysiologiques de la différence hémisphérique sont observées surtout pour les stimuli contenant des informations contradictoires entre les niveaux. Dans sa méta-analyse, Van Kleeck (1989) montrait déjà, lui aussi, que 5 des 6 études dont il rassemblait les résultats présentaient l’avantage de l’HD pour le niveau global et celui de l’HG pour le niveau local lorsque les stimuli introduisaient un conflit (la cible concurrente était présente au niveau que la consigne demandait d’ignorer). Par contre, seules 2 études sur les 5 utilisant des stimuli n’induisant pas de conflit permettaient d’observer cette configuration de résultats. Cela suggère qu’une asymétrie hémisphérique a des chances de se manifester seulement si une représentation assez élaborée du stimulus s’est faite. Une telle représentation précise est en effet nécessaire pour lever l’ambiguïté et fournir une réponse correcte basée sur la certitude que, malgré son contenu, le distracteur ne doit pas fonder la réponse, puisqu’il n’est pas situé au bon niveau. Ce type de situation correspond à la condition ‘piège’ dans les épreuves d’attention focalisée. En présence de ce genre d’ambiguïté, un conflit survient au niveau de la réponse et les effets d’interférences ne peuvent être contrecarrés que si la représentation mentale du stimulus complet est claire, spécifiant l’identité des deux informations, associées chacune précisément à leur niveau respectif.

Hübner et ses collègues ont répliqué de nombreuses fois cet effet de la présence d’une compétition au niveau de la réponse, sur la mesure d’indices d’asymétrie hémisphérique liée aux niveaux (Hübner & Malinowski, 2002 ; Hübner & Volberg, 2005 ; Volberg & Hübner, 2004 ; Volberg & Hübner, 2006). Dans des tâches de discrimination de cibles avec attention focalisée sur un niveau, l’asymétrie hémisphérique se manifeste en effet plus couramment pour les stimuli contenant un piège. Sans nier l’intérêt de l’explication proposée par Yovel et collègues (2001), d’ailleurs assez semblable à leur explication initiale, Hübner et ses collègues font remarquer que celle-ci ne permet pas de rendre compte du caractère déterminant du conflit de réponse pour l’observation d’une asymétrie hémisphérique liée aux niveaux (Hübner, Volberg, & Studert, in press). Pour expliquer pourquoi la gestion de tels conflits de réponse conditionne l’asymétrie hémisphérique selon les niveaux, Hübner et son équipe ont développé la théorie de l’intégration (Hübner & Volberg, 2005), en partie inspirée de Treisman (1998). Cette théorie les amènera à énoncer que l’asymétrie hémisphérique pour le traitement des niveaux repose sur un mécanisme assez tardif de sélection de la réponse.

Alors que la plupart des chercheurs dans ce domaine supposent, implicitement, que l’information sur le niveau et sur son contenu sont immédiatement encodées de manière combinée, la théorie de Hübner propose qu’à une étape précoce du traitement visuel, l’information sur l’identité des lettres est rapidement encodée de manière séparée. Les identités des lettres seront associées chacune au niveau qui leur correspond dans le stimulus hiérarchisé seulement plus tard. Ces auteurs reconnaissent que Lamb et Yund (1996) avaient eu cette intuition, quand ils suggéraient déjà, mais sans développer, qu’il était possible que l’identité de la cible et l’identité du niveau soient représentées séparément.

Dans un modèle comme celui-là, la discrimination de cible dans des stimuli hiérarchisés pourrait parfois se réaliser dès l’issue d’une étape de traitement précoce où l’identité des éléments serait représentée, mais sans correspondance avec des niveaux respectifs. Ce pourrait théoriquement être le cas dans les tâches d’attention divisée, où la réponse ne doit pas être conditionnée par le niveau auquel la cible apparaît. Ce serait aussi le cas pour les stimuli ne contenant pas de piège dans les tâches d’attention focalisée. Par contre, lorsque le stimulus hiérarchisé contient une cible concurrente au niveau devant être ignoré, dans une tâche d’attention focalisée, les deux lettres activeraient des réponses entre lesquelles il n’est possible de choisir que si chaque lettre est clairement associée à son niveau : il faut alors disposer d’une représentation plus élaborée et complète de l’objet (Hübner & Malinowski, 2002). Cette association serait possible grâce à un mécanisme d’intégration tardif (‘binding’, Treisman & Gelade, 1980) entre l’identité des éléments et les niveaux d’apparition. Or, d’après Hübner et ses collègues les deux hémisphères participeraient à cette intégration, mais l’HD serait plus compétent pour opérer le ‘binding’ au niveau global et l’HG le serait davantage pour le niveau local (Hübner, Volberg, & Studert, sous presse). Selon eux, l’asymétrie hémisphérique observée en fonction des niveaux viendrait essentiellement de ce mécanisme d’intégration. Les hémisphères diffèreraient moins quant à leur efficacité de traitement perceptif des différents niveaux, que pour ce qui est de leurs capacités respectives d’intégration de l’information sur l’identité des objets et leur niveau dans la hiérarchie d’un stimulus visuel complexe (Volberg & Hübner, 2007). C’est pourquoi l’asymétrie hémisphérique ne serait pas systématiquement observée dans toutes les expériences, en particulier lorsqu’aucun conflit n’est à résoudre. Cette hypothèse est cohérente avec la restriction de l’asymétrie hémisphérique dans le seul cas de stimuli-pièges (i. e., induisant une interférence) pour les tâches d’attention focalisée. Hübner et Volberg (2005) ont testé les prédictions de leur modèle avec succès à travers trois expériences d’attention focalisée à un niveau, en réduisant le temps de présentation des stimuli hiérarchisés par un masque, de façon à empêcher l’opération de ‘binding’ entre identité des éléments et niveaux : ils ont montré que cette manipulation conduit à produire des erreurs témoignant d’une identification correcte des lettres, d’une association incorrecte de chacune avec son niveau d’apparition. De plus, les effets de champs visuels de présentations n’ont été observés, comme prédit, que si le délai de présentation est suffisant pour permettre l’intégration lettres/niveaux.

Un défit s’impose à cette hypothèse. Nous avons vu que des indices d’asymétrie hémisphérique selon les niveaux sont plus couramment observés dans les tâches d’attention divisée que dans les situations d’attention focalisée. Or, a priori, les tâches d’attention divisée n’imposent pas le mécanisme d’intégration entre l’identité des éléments et les niveaux. Pour rester dans leur logique, les auteurs font remarquer que les cibles et les éléments distracteurs à l’autre niveau sont souvent visuellement très similaires dans les expériences d’attention divisée (Hübner, Volberg, & Studert, sous presse). Dans la dernière série d’expériences présentées dans cet article, les auteurs ont manipulé la ressemblance des distracteurs avec la cible dans des épreuves d’attention divisée, et ont montré que ce facteur est déterminant pour l’observation d’effets d’asymétrie hémisphérique liée aux niveaux traités (Hübner, Volberg, & Studert, sous presse ). Ils observent aussi un effet de la similarité des distracteurs dans des épreuves d’attention focalisée, mais ce facteur exerce un impact maximum dans les épreuves d’attention divisée. En faveur de cette idée, nous pouvons rappeler les expériences qui montraient que, lorsque les distracteurs sont toujours les mêmes et qu’ils sont peu informatifs (e. g., toujours des carrés), l’effet négatif du changement de niveau d’un item à l’autre n’est pas observé (Shedden, Marsman, Paul, & Nelson, 2003). Dans de telles situations, le participant remarquerait rapidement qu’il suffit d’identifier la seule forme qui n’est pas neutre, sans qu’aucun traitement approfondi de l’autre forme (neutre) soit nécessaire, encore moins l’association précise de l’identité de chaque forme à son niveau. L’idée développée par Hübner et ses collègues pour expliquer l’absence d’asymétrie hémisphérique liée aux niveaux dans certaines expériences est assez proche de celle proposée par Shedden, Marsman, Paul et Nelson (2003) pour expliquer l’absence d’effet négatif du changement de niveau lorsque les distracteurs sont homogènes : si le traitement est très facile du point de vue attentionnel, la réponse peut se baser sur la seule identification des objets et l'étape d’association entre identités et niveaux, source majeure d’asymétrie hémisphérique pour Hübner et de changement de modes de traitement pour Shedden et ses collègues, ne s’impose plus.

Pour finir, dans une recherche en potentiels évoqués, Volberg et Hübner (2004) ont mesuré l’impact respectif de deux facteurs dont nous avons développé l’importance pour l’observation d’une asymétrie hémisphérique liée au niveau d’analyse : la position du stimulus (latéralisé ou centré) et la compétition au niveau de la réponse. Ces auteurs ont observé les différences hémisphériques habituelles selon le niveau traité, à la fois à travers l’analyse des temps de réponse et la mesure de l’amplitude d’ondes tardives (N2 et P3). Surtout, ils montrent que l’asymétrie hémisphérique liée aux traitements global et local dépend encore plus de la présence d’un conflit de réponse que de la position du stimulus.