1.3. Influence du critère de bonne continuité

Lorsqu’il s’agit de points ou d’éléments non connectés, leur bonne continuité ou « good continuation » est inférée à partir du constat de leur alignement : ces éléments sont alors perçus comme en prolongement les uns des autres. Cette bonne continuité peut s’appliquer aussi bien à des lignes qu’à des courbes, cercles ou figures présentant une régularité dans leur direction.

Bower (1967) cité par Quinn et ses collègues (1997) observe qu’il est possible d’entraîner des enfants de 6 semaines à répondre par une succion à la présence d’un stimulus constitué d’un triangle partiellement caché par une barre horizontale. Ces bébés fournissent la même réponse à la perception d’un triangle complet mais pas à la perception d’un triangle « cassé » en deux parties, chacune étant pourtant une des deux présentées physiquement lors de l’apprentissage. Ce résultat reflète la prise en compte du critère de bonne continuité pour percevoir un objet comme unique malgré l’interposition d’un cache partiel.

Spelke (1990) relativise cependant la précocité de la prise en compte de ce critère gestaltiste. Son expérience comporte une première phase similaire à celle utilisée par Bower (1967) dans laquelle une figure est présentée pour l’habituation. En phase test, deux figures triangulaires sont proposées : l’une est un triangle et l’autre le tracé d’un triangle interrompu à deux endroits correspondant à la position du rectangle dans le stimulus d’habituation.Les temps de fixation ont été mesurés. Les résultats montrent qu’ils fixent aussi longuement chacun de ces deux stimuli, ce qui conforte les résultats obtenus antérieurement par le même auteur (Spelke, 1985). Selon elle, les enfants de moins de 5 mois ne manifestent leur habituation à une figure unique dans ce type d’expérience que si le stimulus présenté pendant l’habituation mettait en évidence une cohésion à travers le mouvement. Selon cette recherche, le principe de bonne continuité ne semble donc pas constituer un critère suffisant à 5 mois pour délimiter les contours d’un objet unique. Johnson et Aslin (1996) ont présenté des résultats relativisant eux aussi l’influence du seul critère de bonne continuité pour percevoir une unité. Ils montrent notamment qu’à 4 mois, le bébé est en mesure d’inférer l’unicité d’un objet malgré son occlusion à partir de la bonne continuité des parties visibles, mais seulement à condition que l’ensemble du dispositif soit présenté sur un fond qui se distingue par sa texture.

Certains travaux plaident cependant en faveur d’un impact précoce du seul principe. Ghim (1990) a ainsi testé avec le paradigme d’habituation l’aptitude d’enfants de 3 mois à utiliser ce principe pour percevoir une forme unique. Le stimulus utilisé est la figure de Kanisza permettant à des adultes de percevoir de manière illusoire un carré virtuel à partir de la seule présence d’information à propos des quatre coins (voir Figure partie 2 chez les adultes). Les enfants ont été familiarisés à ce stimulus puis ont été mis en présence d’un carré réel ou d’un triangle. L’analyse de leurs temps de fixation révèle qu’ils ont une préférence pour le triangle, ce qui témoigne de leur habituation préalable à un carré qui a bien été perçu dans la figure de Kanisza. C’est ici la bonne continuité qui permet d’inférer la présence d’un objet unique et cohérent. Par ailleurs, Giffen Van et Haith (1984) cité par Quinn et ses collègues (1997) ont aussi montré que des enfants de 3 mois peuvent détecter la présence d’un élément introduisant une rupture dans la bonne continuité assurée par l’orientation des autres éléments dans une scène visuelle. Ils ont présenté à des enfants de 1 et 3 mois un ensemble de tirets, organisé sous forme circulaire ou sous forme de carré. Dans une condition, un tiret était orienté différemment. Les résultats montrent que les enfants de 3 mois fixent ce tiret incohérent. Ce résultat montre qu’à cet âge, mais pas avant, les enfants sont déjà sensibles à la bonne continuité d’éléments dans une scène visuelle.

Quinn, Brown et Streppa (1997) ont aussi étudié l’aptitude des enfants à se servir de la bonne continuité dans l’analyse d’une scène visuelle complexe mais avec un principe légèrement différent. Ils ont proposé des figures encastrées à des enfants de 3 et 4 mois (Expérience 2). Un stimulus encastré composé d’un carré et d’un cercle est présenté au groupe expérimental en phase d’habituation mais pas au groupe contrôle. En phase test, deux stimuli sont présentés : un cercle complet et un cercle déformé dont il manque un morceau correspondant à la partie sur laquelle le carré se superposait pendant l’habituation. Il peut aussi s’agir d’un carré complet ou non. Les résultats apportent des arguments en faveur de l’aptitude des enfants à utiliser la propriété de bonne continuité pour percevoir le carré et le triangle malgré la superposition. En effet, les enfants du groupe expérimental présentent une préférence pour les figures incomplètes ce qui témoigne de leur habituation préalable à des stimuli perçus comme complets.

Tout récemment,Quinn et Baht (2005) se sont intéressés au principe de bonne continuité chez des enfants de 3-4 mois et 6-7 mois. Les stimuli sont un carré, un losange et des cercles. La cible (carré et losange) est intercalée dans une suite de cercles disposés (in-line) en ligne oblique, ou bien en dehors de cette line (off-line) (voir Figure 41).Les enfants sont repartis en deux groupes, l’un familiarisé avec les stimuli « off-line », l’autre avec les stimuli « in-line ». Dans la phase test, la scène visuelle familière est présentée en concurrence avec une autre scène construite de la même façon mais avec une autre cible. Les temps de fixation pour chacune de ces deux scènes sont mesurés. La configuration des résultats des deux groupes est la même. Les enfants ne manifestent une préférence pour la cible nouvelle que s’ils sont testés avec l’alignement de cercles non interrompus. Ils sont donc sensibles à la bonne continuité dans ce type de dispositif dès 3-4 mois.

En somme, Il existe un ensemble de données attestant l’utilisation précoce de la loi gestaltiste de bonne continuité, même si l’ensemble des données souffre quand même d’une certaine hétérogénéité. Les recherches montrent une certaine précocité de la prise en compte du principe gestaltiste de bonne continuité, généralement avant 1 an. Toutefois, une certaine controverse persiste pour sa précocité : dès 3-4 mois pour certains auteurs (Ghim, 1990 ; Giffen, & Haith, 1984 ; Quinn, & al, 1997 ; Quinn & Baht, 2005) entre 7 et 12 mois pour d’autres (Kellman, 1996 ; Spelke, 1985 ; Spelke, 1990 Spelke, & al., 1993).

Figure 41. Exemples de stimuli utilisés dans l’expérience de Quinn (2005)