2.1.2. Indices de prise en compte des niveaux global et local, de la naissant à 4 mois

Dans la description de travaux chez l’adulte, nous avons vu que la différence entre le traitement des niveaux global et local ne se réduit pas à l’opposition entre les fréquences spatiales basses et hautes. L’opposition entre ces deux niveaux se définit aussi par un critère d’organisation de structures spatiales. Posée en ces termes, l’étude de cette opposition chez le bébé requiert des aménagements permettant de s’affranchir, autant que possible, des contraintes liées à l’immaturité de ses seules capacités sensorielles. Lorsque le matériel proposé au bébé est aménagé pour être adapté à ses compétences visuelles de bas niveau, et notamment à son acuité, le traitement du niveau local des objets, comme celui de leur niveau global, paraît tout de même possible. Les deux niveaux de hiérarchie d’un objet visuel complexe pourraient donc, dans une certaine mesure, être appréhendés par le bébé.

Les travaux de Cohen et Younger (1984) montrent par exemple que, si les stimuli visuels complexes proposés sont adaptés à l’acuité immature du bébé, il est possible de montrer dès 1 mois et demi une certaine sensibilité au changement au niveau local. Pour cela, ces chercheurs ont familiarisé des bébés avec des stimuli de grande taille, couvrant 45 à 135° d’angle visuel : deux lignes rejointes à l’une de leurs extrémités et formant donc un angle. Après cette première phase, la figure test pouvait être soit identique à celle présentée lors de la familiarisation, soit différente. Deux types de modifications ont été testées : a/ soit la forme d’ensemble était la même, avec conservation de l’angle et simple rotation de l’ensemble, les segments changeant cependant alors d’orientation, b/ soit l’orientation de chaque segment individuel était maintenue, mais l’un et l’autre étaient combinés d’une nouvelle façon pour former un angle globalement différent. Les auteurs dissociaient ainsi une modification au niveau local (a) et une modification au niveau global (b). Notons que nous avons ici un exemple de recherche où l’opposition entre les niveaux (local/global) est assimilée à l’opposition entre traits et propriétés relationnelles (traits/configuration). Les résultats sont intéressants car ils montrent dès 1 mois et demi la sensibilité des bébés à un changement des seuls segments, interprétée comme une capacité de discrimination au niveau local, alors qu’il faut attendre l’âge de 3 mois pour qu’ils manifestent une sensibilité au changement global de l’angle, lequel est relatif aux relations spatiales entre les traits et implique véritablement un processus d’intégration. Ce résultat permet de relativiser l’idée d’une incapacité du bébé d’un mois et demi à traiter les aspects locaux des scènes visuelles, pour peu que ceux-ci soient adaptés, notamment pour leur taille, à son immaturité sensorielle.

Il semble cependant prudent de se garder d’interpréter ce résultat comme le reflet d’une incapacité à prendre en compte l’aspect global. D’autres auteurs montrent en effet qu’il est possible de mettre en place des conditions favorables à la prise en compte de ce niveau par le bébé. Par exemple, Slater (1991) a mis en évidence chez des nouveaux-nés une sensibilité au changement des angles plutôt qu’à l’orientation des segments qui le forment, en pratiquant une phase d’habituation à partir de stimuli d’orientations variées, ce qui favorise vraisemblablement la création d’une catégorie pour cet angle global. En utilisant des stimuli hiérarchisés plus classiques, Vurpillot, Ruel et Castrec (1977) ont aussi montré que des bébés de 2 à 4 mois perçoivent des différences au niveau de formes globales composées d’éléments locaux, à condition que ces derniers soient suffisamment petits, car leur agrandissement s’accompagne d’une disparition de cet effet au profit d’une sensibilité aux seuls changements du niveau local. Aussi, comme chez l’adulte, les caractéristiques de la situation expérimentale tout comme les propriétés physiques des stimuli modulent les manifestations de la sensibilité des bébés à l’un ou l’autre niveau de complexité de stimuli visuels.

Comme nous l’avons vu précédemment à travers des travaux chez l’adulte, il convient sans doute de ne pas considérer le niveau global tout à fait indépendamment de la complexité des relations spatiales et propriétés configurales qui l’organisent. Chez des bébés de 3-4 mois, Ghim et Eimas (1988, Expérience 1) ont relevé des d’indices d’une sensibilité à des changements au niveau local comme au niveau global et ce résultat est, à cet égard, particulièrement intéressant, car les mêmes formes sont utilisées pour construire les stimuli hiérarchisés aux deux niveaux, ce qui équilibre, au moins en partie, la complexité configurale entre ces niveaux. Dans ces conditions, la sensibilité des bébés aux niveaux global et local peut plus facilement être interprétée comme liée à l’organisation hiérarchique des stimuli complexes. Enfin, s’il s’agit de fixer des limites en termes d’âge en s’intéressant cette fois à des configurations globales plus complexes, mais aussi plus proches de celles des objets de l’environnement, les travaux de Younger et Cohen (1986) peuvent être évoqués. Les configurations auxquelles ils s’intéressent sont en effet celles qui articulent les différentes parties du corps d’un animal dessiné. Il s’avère qu’après une phase d’habituation, les enfants de 7 à 10 mois sont devenus sensibles au changement de cette configuration générale, malgré la préservation de la forme des parties. En effet, après avoir familiarisé des enfants avec deux dessins d’animaux, ces auteurs ont montré que, parmi les stimuli présentés ensuite en phase test, les dessins nouveaux consistant en une chimère combinant les éléments des deux dessins familiers suscitaient des temps de fixation plus courts chez les enfants de 4 mois que chez ceux de 7 ou 10 mois, alors que tous fixaient longuement des dessins totalement nouveaux. Les auteurs interprètent ces résultats comme reflétant l’amélioration, entre 4 et 7 mois, d’une capacité à considérer la forme globale en s’appuyant sur des relations spatiales ici très complexes entre les éléments.

Au final, il semble donc que le système visuel du bébé de quelques mois soit déjà suffisamment sophistiqué pour permettre le traitement de deux niveaux de complexité de certains stimuli visuels. Les compétences fonctionnelles pour les deux modes de traitement global et local seraient donc présentes, malgré une grande vulnérabilité aux conditions de présentation et aux caractéristiques physiques (taille, complexité) des stimuli.

Au-delà de ces potentialités, certaines données montrent toutefois une dominance du niveau global sur le niveau local chez le bébé : il s’agirait d’une dominance de ce niveau global en termes d’attractivité. Après avoir familiarisé des bébés de 3 – 4 mois avec un stimulus hiérarchisé (e.g., un grand carré formé de petits losanges), Ghim et Eimas (1988, Expérience 2) ont pu le montrer en observant que la sensibilité de l’enfant au changement au niveau global est ensuite si forte qu’elle n’est pas modulée par le fait que le nouveau stimulus soit également différent au niveau local. Par contre, entre deux stimuli nouveaux au niveau local, le bébé préfère celui qui diffère en plus au niveau global. Cette expérience propose une astucieuse adaptation aux bébés des outils permettant d’évaluer l’asymétrie des effets d’interférence, et montre que le niveau global, sans être le seul traité, bénéficie dès 3 mois d’une certaine préférence qui rappelle le phénomène d’avantage du niveau global décrit chez l’adulte.