2.1.3. La question des différences individuelles : opposition short-looker et long-looker

La question du traitement global et local chez des enfants dès 3-4 mois a également fait l’objet de travaux centrés sur des différences individuelles. Une distinction a été proposée entre des bébés dits long-looker (LL)ou short-looker (SL). Ces derniers s’illustrent par une tendance à inspecter une image très rapidement. Trois explications ont été proposées pour ce phénomène.

Il a d’abord été proposé que les SL s’attardaient moins sur l’information visuelle grâce à un traitement particulièrement rapide et/ou efficace de l’information sur les détails. Cette interprétation a cependant été démentie par Colombo, Mitchell, Coldren et Freeseman (1991), qui montrèrent que ces enfants se caractérisent moins par un style de traitement favorisant l’un ou l’autre niveau, que par une plus grande rapidité et efficacité générale à traiter tout type d’information visuelle. Cette deuxième interprétation n’a cependant pas clos le débat, puisqu’une troisième proposition, inverse de la première, a aussi été faite. Selon cette dernière hypothèse, les enfants LL seraient atypiques à cause de leur tendance à traiter d’emblée les détails (une version forte suggérant même qu’ils les traiteraient particulièrement efficacement), alors que l’efficacité des enfants SL s’expliquerait par la prise en compte préalable de l’aspect global. Par rapport à cette dernière interprétation, les données sont encore mitigées.

Certains éléments vont à l’encontre d’une version forte de cette dernière interprétation, puisqu’ils montrent chez les enfants LL un même ralentissement pour les traitements global et local. Par exemple, en familiarisant des enfants de 4 mois avec un stimulus hiérarchisé (grand losange ou grand sablier, constitués de lettres N ou Z au niveau local) puis en testant leur préférence pour la nouveauté avec des stimuli qui diffèrent soit au niveau global soit au niveau local, Freeseman, Colombo et Coldren (1993) ont montré que les enfants LL se distinguent essentiellement par la nécessité d’une plus longue familiarisation (40 secondes plutôt que 10 secondes) pour atteindre un niveau de performance équivalent à celui des SLpour le niveau global. Ils ne sont pas pour autant plus efficaces pour manifester leur sensibilité à la nouveauté au niveau local : celle-ci est mise en évidence dès 20-30 secondes de familiarisation chez les SL, mais 40 secondes de familiarisation ne suffisent toujours pas aux LL pour être ensuite sensibles aux différences locales. Les auteurs concluent qu’il n’est donc pas évident que la moins bonne efficacité visuelle des enfants LL repose sur un privilège accordé à l’information locale. En rapprochant ces données de celles de Colombo, Mitchell et Freeseman (1991), il semble en fait que la nécessité d’allonger la familiarisation des enfants LL pour qu’ils manifestent une sensibilité à la nouveauté corresponde à peu près à la même proportion pour l’un et l’autre niveaux. En effet, Colombo et ses collègues ont montré que 45 secondes de familiarisation permettent à des enfants LL de donner des signes de discrimination de l’information au niveau local alors que 15 secondes suffisent pour cela à des SL, ce qui ne traduit finalement pas de différence entre les ralentissements pour la familiarisation au niveau local et au niveau global, comme le soulignent aussi Freeseman et ses collègues (1993).

L’interprétation de la particularité des enfants LL par une tendance à accorder plus d’importance aux éléments locaux a aussi été testée à travers l’effet de dominance du niveau global. Frick, Colombo et Allen (2000) sont les premiers à avoir relaté cet effet avec des lettres hiérarchisées chez les enfants dès 3 mois. Alors qu’ils détectent aussi bien les différences au niveau global qu’au niveau local dans des stimuli nouveaux présentés après une familiarisation de 30 secondes, une familiarisation de seulement 20 secondes laisse apparaître chez les SL de meilleures performances pour le niveau global en phase test. Or, il se trouve que les enfants LL présentent aussi, à leur échelle, une sensibilité plus précoce au changement du niveau global : après une familiarisation de 30 secondes, ils manifestent une sensibilité au changement global mais toujours pas au niveau local. Ce résultat n’apporte donc pas d’argument favorable à l’hypothèse d’une sensibilité aux détails particulièrement bonne ou précoce, à l’origine du traitement particulièrement long réalisé par les enfants LL sur les scènes visuelles.

Au final, à notre connaissance, il reste tout de même un résultat favorable à l’hypothèse d’un style de traitement visuel qualitativement différent chez les enfants LL, caractérisé par une certaine forme de dominance du niveau local sur le niveau global, et cela permet de ne pas complètement écarter cette hypothèse. Après avoir confirmé chez ces enfants la nécessité d’une familiarisation particulièrement longue pour discriminer ensuite un stimulus selon des critères situés au niveau global comme au niveau local, Colombo, Freesemen, Coldren et Frick (1995) ont montré que, lorsqu’une préférence pour un niveau apparaît chez eux, après une durée de familiarisation qui leur est adaptée, elle s’exprime au profit des attributs locaux. Les bébés de 4 mois étaient par exemple familiarisés avec un grand losange constitué de lettres N. La phase test évaluait si leur attention était ensuite plus attirée par l’un des deux nouveaux stimuli hiérarchisés proposés simultanément, l’un présentant une nouveauté seulement au niveau global, l’autre porteur d’une nouveauté uniquement au niveau local. Les données ont montré que l’attention des enfants SL estdavantage retenue par le stimulus présentant une différence au niveau global, mais l’inverse se produit pour les enfants LL. Les auteurs reconnaissent tout à fait l’effet de précédence de sensibilité au changement au niveau global observée par d’autres auteurs chez les enfants LL comme chez les autres. Il semble toutefois que, tout en étant eux aussi plus sensibles à l’information globale qu’à l’information locale, les enfants LL se caractérisent par une attention particulièrement attirée par les détails et rapidement mobilisée pour les explorer. Tout se passe comme s’ils préféraient le mode de traitement local qui, en ce sens, serait chez eux dominant. Ces enfants se démarqueraient moins par une différence de sensibilité à l’information située à un certain niveau que par une différence qualitative dans ce qui retient leur attention : cette recherche met donc en avant l’importance de l’attention pour rendre compte des rapports entre traitements local et global chez de jeunes enfants.

En bref, chez les bébés, une plus grande sensibilité au niveau global de l’information visuelle est généralement observée, mais ce qui attire préférentiellement l’attention n’est peut-être pas toujours systématiquement cet aspect et, à l’issue de certaines observations, un lien a été suggéré entre un ralentissement général des traitements visuels (long-looking) et une attraction particulière de l’attention par les détails qui se traduit par un privilège accordé au traitement des aspects locaux de l’objet.