2.2.3. Parallélisme et différence de rythme de développement des modes de traitement

Nous avons vu dans la chapitre 1 que les traitements opérés sur des stimuli visuels complexes reposent en partie sur des traitements pré-attentionnels, de bas niveau, avec notamment des opérations rapides de groupement faisant émerger des configurations qui attirent l’attention. Nous avons aussi vu que ces traitements sont modulés par des mécanismes de plus haut niveau, en particulier des processus d’attention sélective et de contrôle de répartition des ressources pour le traitement de l’un et l’autre niveaux. Chez l’enfant aussi, ces composantes de bas et de haut niveaux s’articulent pour permettre le traitement des aspects global et local d’un objet. Ainsi, au-delà d’un certain avantage du niveau global chez le jeune enfant, sans doute en grande partie déterminé par des aspects de traitement élémentaires, il est possible de parler du traitement des niveaux hiérarchiques d’un objet chez l’enfant en évoquant le développement des mécanismes attentionnels. Dans cette perspective, et étant donné que les compétences attentionnelles se développent au cours de l’enfance, nous nous intéresserons au développement des capacités de l’attention à prendre en charge l’un et l’autre niveau d’analyse. Dès lors, il devient aussi envisageable que ces capacités attentionnelles diffèrents selon le niveau d’analyse.

Nous allons, dans un premier temps, faire état de travaux montrant que les rythmes de développement des compétences à traiter l’un et l’autre niveaux diffèrent. Dans la partie suivante, nous rassemblerons des arguments montrant que le traitement des niveaux hiérarchiques de l’objet peut être étudié en termes attentionnels chez l’enfant comme chez l’adulte. Les capacités de filtrage attentionnel jouant un rôle central lorsqu’un niveau est sélectionné, nous dirons quelques mots sur le développement général de ces capacités, pour s’orienter finalement vers l’idée de trajectoires développementales distinctes pour les mécanismes attentionnels associés à ces niveaux. Elles pourraient expliquer les différences de rythme de développement des compétences constatés préalablement pour les traitements global et local. Cela nous conduira à une hypothèse sur le développement différencié des capacités de filtrage attentionnel de l’information selon le niveau de la hiérarchie.

Même si l’enfant est capable très tôt d’appréhender l’information sur un mode global comme sur un mode local (Macchi Cassia, Simion, Milani, Umiltà, 2002 ; Prather & Bacon, 1986 ; Stiles, Delis, & Tada, 1991 ; Tada & Stiles, 1989), certaines données suggèrent que le développement des compétences à traiter l’information locale est rapide et atteint un palier assez vite, alors que les compétences à traiter l’information globale continuent à progresser lors de périodes plus tardives de l’enfance. Les expériences conduites par Dukette et Stiles (1996) auprès d’adultes et d’enfants de 4 et 6 ans apportent pour cela un premier argument. Lorsqu’il s’agit de désigner entre deux stimuli hiérarchisés (lettres hiérarchisées, Expérience 2 ; formes géométriques, Expérience 3) celui qui ressemble le plus à une cible, ces chercheuses ont tout d’abord relaté des configurations de résultats relativement similaires entre les trois groupes, avec notamment une tendance à s’appuyer davantage sur la ressemblance de la forme globale de deux objets plutôt que sur une ressemblance des détails. Malgré ce biais vers le niveau global, les auteurs ont constaté que si les stimuli étaient modifiés de façon à rendre l’intégration de l’information plus difficile au niveau global, en augmentant la dispersion des éléments locaux, l’avantage du niveau global reste présent chez les enfants de 6 ans et les adultes, mais s’annule chez les enfants de 4 ans. Ainsi, bien qu’à 4 ans les capacités d’intégration soient suffisantes pour qu’un effet de supériorité du global apparaisse, les mécanismes sous-tendant cet aspect des traitements spatiaux ne sont pas encore complètement matures et l’amoindrissement de la saillance de l’information au niveau global réduit nettement l’attraction de l’attention par cette information chez les plus jeunes : ils progressent en tout cas pour cela entre 4 et 6 ans. En revanche, le fait de rendre plus difficile le traitement au niveau local, en augmentant la densité des détails, n’exerce pas un tel effet négatif.

Kimchi, Hadad, Behrmann et Palmer (2005) ont eux aussi confirmé que les enfants entre 5 et 14 ans s’améliorent beaucoup pour le traitement des niveaux global et local seulement dans des conditions difficiles du point de vue attentionnel, induites par une trop forte densité des détails pour le traitement local et un trop grand espacement de ces éléments pour le traitement global. Ils interprètent eux aussi leurs résultats comme témoignant du développement de mécanismes attentionnels liées au traitement de l’un et l’autre niveaux. Le décalage entre le développement de ces mécanismes selon le niveau auquel ils sont respectivement liés a été confirmé par la suite des travaux de Dukette et Stiles. Elles ont alors réalisé une série d’expériences fondées sur le même principe, mais à partir d’une tâche de dessin de stimuli hiérarchisés effectuéé en l’absence du modèle. Les données obtenues auprès d’enfants de 4, 5, 6 et 8 ans montrent ainsi, encore une fois, une progression de la qualité du traitement global jusqu’à l’âge de 8 ans (Dukette & Stiles, 2001). Dans une recherche conduite chez des adultes, Enns et Kingstone (1995) avaient préalablement montré que la recherche visuelle d’une cible (triangle ou carré pouvant apparaître au niveau global ou local) était moins affectée au niveau local par l’augmentation de densité des éléments, qu’elle ne l’était au niveau global par l’augmentation de leur espacement : même chez l’adulte, les capacités d’intégration semblent donc rester plus vulnérables que les capacités de segmentation. En somme, dès 4 ans, les enfants présentent déjà des capacités de segmentation performantes, alors que les capacités d’intégration requièrent plus de temps pour devenir matures. Le décours temporel du développement des compétences pour traiter les niveaux global et local est donc différent : dans des conditions rendant l’un ou l’autre traitement difficile, les limites du traitement global apparaissent plus tôt que celles du traitement local chez l’enfant.

Nous avons trouvé dans la littérature un seul exemple contraire à cela : Mondloch, Geldart, Maurer et de Schonen (2003) montrent qu’entre 10 et 14 ans l’efficacité des enfants pour le traitement local s’améliore encore, ce qui n’est plus le cas du traitement global dans leur expérience. Notons cependant qu’il s’agit d’une épreuve d’attention focalisée, dans laquelle les caractéristiques physiques des stimuli favorisent très fortement le niveau global : cet avantage est si important dans cette expérience, qu’un effet ‘plafond’ pourrait peut-être expliquer l’absence de progression des performances à ce niveau au-delà de 10 ans.

A partir de tâches de recherche visuelle d’un stimulus défini soit par ses caractéristiques d’organisation globale, soit par l’aspect de ses détails, Enns, Burack, Iarocci et Randolph (2000) et Burack, Enns, Iarocci et Randolph (2000) ont également comparé l’évolution des capacités des enfants à s’appuyer sur l’un ou l’autre niveau d’analyse. Leur dispositif expérimental permet en outre de dissocier l’influence de facteurs de niveau sensoriel et de facteurs attentionnels : le traitement est rendu plus difficile pour les traitements de bas niveau par la présentation de stimuli dont les détails ont des niveaux de contraste différents (par opposition à une condition avec contrastes uniformes) et les demandes attentionnelles sont manipulées avec le nombre de stimuli distracteurs présentés. Comme Dukette et Stiles (1996, 2001), ces auteurs observent aussi que la recherche de cibles selon un critère de niveau global s’améliore plus fortement avec l’âge que la recherche basée sur des critères relevant des détails. De plus, cette configuration de résultats demeure quelle que soit la difficulté d’extraction perceptive de l’information. Il semble donc non seulement que le développement des compétences à traiter l’un et l’autre niveaux soit asynchrone, mais aussi qu’il ne repose pas essentiellement sur le développement de compétences visuelles de bas niveau.

Nous avons montré que le traitement des niveaux global/local chez l’adulte implique des composantes attentionnelles ; il semble en être de même chez l’enfant. Les aspects pré-attentionnels des traitements visuels pourraient expliquer chez eux la manifestation précoce d’un effet de supériorité du niveau global, mais le fait que le traitement local soit par exemple favorisé par le prolongement de la présentation du stimulus ou par un allongement de l’étape de familiarisation suggère que des traitements attentionnels peuvent participer à l’analyse du stimulus visuel complexe (Colombo, & al., 1995). Nous avons aussi vu que, même chez de très jeunes enfants, c’est cet aspect attentionnel qui fait sans doute la différence qualitative entre les traitements visuels opérés par les enfants long-looker: ils se démarqueraient moins par une différence de sensibilité à l’information située à un certain niveau que par une différence qualitative dans ce sur quoi leur attention a tendance à se porter.