3.1.2. Hypothèse de l’invariance

Toute contraire à la précédente, l’hypothèse de l’invariance, développée par Kinsbourne et Hiscock (1977), postule que les hémisphères cérébraux sont déjà spécialisés au stade fœtal. Les travaux qui corroborent cette hypothèse portent sur des différences observées sur les plans anatomique et fonctionnel. A l’image de certaines asymétries anatomiques cérébrales présentes très tôt, telle que la plus grande étendue du planum temporale dans l’HG dès la 31ème semaine (Hellige, 1993), certains supposent une asymétrie hémisphérique précoce sur le plan fonctionnel.

Des données anatomiques montrent en effet que le néocortex est asymétrique au stade fœtal. Dans une série de travaux chez le foetus, LeMay (1976, 1977, 1984) montre notamment que le lobe frontal est plus saillant et est doté de connexions plus développées dans l’HD, alors que le lobe occipital est plus développé dans l’HG. A partir d’une étude en TEP, Chiron et ses collègues (1997) nous apprennent aussi que, entre 1 et 3 ans, l’HD présente une certaine dominance pour ce qui est du développement des aires associatives postérieures, avantage qui diminuera à 3 ans au profit de l’HG.En revanche, les connexions fronto-temporales gauches se développeraient plus tôt que celles de l’HD. Ces différences seront sujettes à des modifications dans la suite du développement.

Certains attribuent l’asymétrie hémisphérique fonctionnelle précoce à une interaction entre ces différences de rythme de maturation des hémisphères et la nature des informations disponibles dans l’environnement. Ainsi, pour Turkewitz (1988, cité par Masataka, 2006), l’exposition du cerveau de l’enfant à une grande quantité de bruits avant la naissance (battements de cœur, bruits de digestion…) conduirait l’HD, développé plus vite, à une certaine priorité pour traiter l’information auditive non linguistique. Plus tard, le changement des propriétés de transmission acoustique de l’utérus permet la réception de voix et l’HG, à ce moment mieux développé et non occupé au traitement des bruits, serait alors disposé au traitement du langage maternel, préfigurant la dominance gauche pour le langage. De telles conceptions supposent une maturation cérébrale plus rapide de l’HD au début de la vie, mais accordent aussi un rôle déterminant aux stimulations de l’environnement.

Pour certains aspects des traitements linguistiques, les prédictions de l’hypothèse d’une spécialisation hémisphérique très précoce pour le langage se confirment, notamment pour ce qui est des aspects syntaxiques en production : en cas de lésion gauche pourtant survenue avant 2 ans, ces aspects langagiers font en effet l’objet de déficits particulièrement importants (Aram & Eisele, 1994). Les travaux de Bertoncini, Morais, Bijeljac-Babic, McAdams, Peretz et Mehler (1989) montrent aussi une opposition très précoce entre les dominances hémisphériques gauche et droite, respectivement pour la perception de parole et de sons musicaux, chez les bébés dès 4 jours après la naissance.

Il reste toutefois que, là aussi, la version forte de cette hypothèse de l’invariance est en difficulté devant certaines observations relatant la prise en charge rapide (3 semaines après l’atteinte cérébrale) de mécanismes d’extraction d’information phonétique par les régions controlatérales en cas de lésion précoce (Dehaene-Lambertz, Pena, Christophe, & Landrieu, 2004). Par exemple, malgré un retard inévitable d’acquisition du langage, les déficits sont globalement plus subtils en cas de lésions de l’HG chez le jeune enfant, qu’en cas de lésions similaires chez l’adulte (Bates, & al., 2001), et les déficits langagiers de tels enfants s’atténuent parfois rapidement, pour permettre des performances langagières situées dans la norme dès la fin de l’école primaire (Stiles, & al., 2005). De même, étudiant l’impact de lésions gauches survenues entre 13 mois et 4 ans sur le développement du langage, Vicari, Stiles, Stern, et Resca (1998) relatent un retard prononcé lors des premiers stades du développement langagier, mais celui-ci est ensuite rattrapé autour de 10 ans. Par contre, des lésions survenues à l’adolescence produisent des déficits langagiers plus marqués et moins bien récupérés, bien que la plasticité cérébrale existe au-delà de cet âge (Stiles, & al., 2005).

De telles données incitent à s’écarter de la version forte de l’hypothèse de l’invariance, et nous allons voir que Stiles propose une approche permettant de sortir du débat qui oppose les versions strictes des deux hypothèses dont nous avons parlé.