3.2. Développement de la spécialisation de l’hémisphère gauche pour le langage

Le cerveau humain présente une capacité étonnante à rétablir un bon fonctionnement dans le domaine du langage à la suite d’une lésion précoce de l’HG. Cela peut paraître paradoxal, car certains aspects du langage seraient latéralisés très tôt. Kimura (1963, cité par Rosa Lassonde, 2005) avait déjà observé un avantage de l’oreille droite, chez des enfants de 4 à 9 ans, dans un paradigme de rappel libre en écoute dichotique, sans changement significatif des résultats avec l’âge. De même, Ahmad Balsamo, Sachs, Xu et Gillard (2003) ont noté des activations significatives dans le gyrus temporal médian et supérieur gauche en réponse à l’écoute d’histoires (présentées à l’endroit ou à l’envers) chez des enfants de 5, 6, 7 et 9 ans. Surtout, une dominance de l’HG a été mise en évidence pour la sensibilité aux stimuli langagiers (plutôt que musicaux) dès 3 mois (Best, Hoffman, & Glanville, 1982) : un avantage de l’oreille droite-HG pour le traitement de syllabes d’une part, et de l’oreille gauche-HD pour les sons musicaux d’autre part, sont en effet observés dès cet âge : à 2 mois, seul l’avantage de l’oreille gauche-HD pour la musique est net, mais cela montre déjà que les sons langagiers et non langagiers engagent différemment certaines régions cérébrales latéralisées. Bertoncini et collègues (1989) ont quant à eux montré cet effet dès les premiers jours de la vie. Dans leur étude, des nourrissons de 4 jours étaient soumis à une phase d’habituation avec des paires de notes de musique provenant de divers instruments (piano, violon, flûte et hautbois). Dans la phase test, l’un des stimuli était modifié dans l’une ou l’autre oreille. Les auteurs ont observé une grande sensibilité des nourrissons au changement de stimuli effectué dans l’oreille gauche. Le même type de manipulation réalisé avec des syllabes ont révélé, au contraire, une plus grande sensibilité de l’oreille droite, témoignant d’une dominance précoce de l’hémisphère controlatéral (HG) pour le langage.

Certaines données en imagerie cérébrale ont aussi détecté des indices d’une organisation fonctionnelle du cerveau du nourrisson, avec parfois des asymétries très précoces, suggérant que les hémisphères ne sont pas équivalents initialement pour accueillir la fonction langagière dès les premiers mois de la vie. Une asymétrie anatomique est déjà mesurable au niveau du planum temporale (partie postérieure du gyrus temporal supérieur, importante pour le traitement du langage chez l’adulte) dès 31 semaines après l’aménorrhée de la maman, et elle est associée à une asymétrie hémisphérique fonctionnelle également décelable très tôt, chez des nourrissons de 2-3 mois (Dehaene-Lambertz, 2005). En présence de séquences de parole, des activations cérébrales sont en effet enregistrées dans cette région, surtout dans l’HG, comme c’est aussi le cas chez l’adulte de manière plus marquée.

Compte tenu de ces indices de spécialisation hémisphérique précoce pour le langage, comment rendre compte des capacités de récupération des fonctions langagières après une atteinte cérébrale gauche survenue avant 5 ans ? Trois explications sont proposées.

L’une évoque un statut particulier du langage, fonction essentielle dont la prise en charge cérébrale jouirait d’un privilège. Sans nier le caractère déterminant du langage pour l’adaptation sociale dans notre espèce, il est relativement récent à l’échelle de l’évolution et d’autres fonctions comme la compréhension des émotions et les traitements spatiaux sont aussi vitales, ce qui réduit la portée de cet argument.

Des différences de plasticité des hémisphères sont parfois évoquées : l’HD serait doté de meilleures capacités de vicariance et donc disposé à accueillir une fonction pour laquelle il n’était pas destiné. C’est par exemple l’interprétation évoquée par Ferro, Martins et Tavora (1984) pour expliquer d’après un déficit initial des fonctions visuo-spatiales, suite à une lésion de l’HD, trois patients âgés de 5, 6 et 9 ans voient ces difficultés disparaître moins d’un mois après la survenue de la lésion. Selon les auteurs, l’HD aurait donc de très bonnes capacités de vicariance, qui pourraient parfois être mises à profit pour accueillir particulièrement bien des fonctions ayant pourtant commencé à se latéraliser à gauche. Assez vague, cet argument reste peu convaincant, puisque ce qui fonde la meilleure plasticité de l’HD n’est pas décrit.

L’observation de troubles visuo-spatiaux associés à une bonne récupération du langage après une lésion de l’HG a suggéré une troisième interprétation en terme de crowding (sur-occupation) : l’HD, occupé à accueillir la fonction langagière, prioritaire dans cette perspective, ne développerait pas les fonctions qu’il prend normalement en charge. Les règles présidant à ce phénomène d’échange demeurent cependant obscures (De Schonen & al., 1994).

Stiles (2000) explique quant à elle les bonnes capacités de récupération du langage après lésion précoce de l’HG par une caractéristique du développement de cette fonction, et évite ainsi la notion de privilège. Elle répertorie des arguments montrant que des régions cérébrales sont engagées dans certains traitements langagiers de manière bilatérale chez le jeune enfant. Nous pouvons ajouter à ces éléments le fait que, même chez des enfants assez âgés (10 ans), une dominance de l’HG est observée pour une tâche de fluence verbale, avec des activations cérébrales enregistrées au niveau des régions périsylviennes gauches, mais ces activations sont toutefois plus diffuses chez les enfants que chez les adultes (Gillard, Hertz-Pannier, Mott, & Barnett, 1999 ; Le Bihan, & al., 1999).. C’est donc une certaine compétence précoce de l’HD dans le domaine verbal qui faciliterait une récupération de la fonction langagière suite à une lésion de l’HG.

De même, avec un tel raisonnement, le principe du crowding ne doit plus nécessairement être évoqué pour rendre compte des troubles visuo-spatiaux en cas de lésion gauche. Stiles rappelle en effet que le traitement visuo-spatial global et local d’un stimulus implique des activations dans les hémisphères respectivement droit et gauche. Puisque l’HG est crucial pour la prise en compte des détails, il n’est pas aberrant de retrouver parfois certains déficits visuo-spatiaux en cas de lésion gauche, sans évoquer pour autant l’indisposition de l’HD à effectuer des traitements visuo-spatiaux, à cause d’une sur-occupation de ses ressources par la prise en charge de la récupération du langage.