3.3. Développement de l’asymétrie hémisphérique pour les traitements visuo-spatiaux

Par rapport aux travaux sur le développement du langage, l’effet de lésions sur le développement de la cognition spatiale chez l’enfant reste peu étudié.

Quelques données existent cependant concernant les capacités de localisation d’une cible visuel chez des enfants de 10 à 12 ans. Dans une recherche conduite en IRMf, Passaroti et ses collègues (2003) ont présenté un premier visage dans l’un des 12 emplacements possibles sur l’écran, puis un autre apparaissait ailleurs, et la cible était enfin présentée pour que le sujet décide si elle se situait dans l’un des deux emplacements précédents. La réalisation de cette tâche visuo-spatiale s’accompagne d’activations cérébrales dans le lobe pariétal postérieur, réparties de manière bilatérale chez les enfants, alors qu’elles sont latéralisées dans l’HD chez les adultes. Etant donné l’âge assez avancé des enfants, ces données montrent donc que la dominance hémisphérique droite pour ce type de traitement spatial se met en place assez tard. D’autres données soulignent cependant la vulnérabilité des mécanismes de localisation à des atteintes cérébrales latéralisées dans l’HD pendant l’enfance Dans une autre tâche de localisation d’un point sur une matrice (9 emplacements possibles) présentée en CVD-HG ou en CVG-HD, les performances de 12 enfants de 8 à 12 ans, atteints d’une épilepsie bénigne à pointes centro-temporales (EPCT) latéralisées, ont été analysées (Bedoin, & al., 2006). Ils présentent des difficultés majeures seulement si le foyer épileptogène est situé dans l’HD (les enfants avec un foyer gauche réussissent au contraire très bien la tâche). Comme ces enfants ne font pas (ou très peu) de crises, cela suggère que la présence de simples pointes-ondes inter-ictales latéralisées à droite suffit à produire un déficit pour certains mécanismes visuo-spatiaux, en tout cas lorsqu’elles surviennent vers 7 ans, âge moyen de l’apparition de cette forme d’épilepsie dite bénigne. Pour ce mécanisme visuo-spatial, ce type de pathologie et l’âge où elle intervient ne semblent pas favoriser une réorganisation cérébrale permettant une prise en charge très efficace par l’autre hémisphère, ce qui témoigne vraisemblablement de la mise en place pendant l’enfance d’un rôle important (mais sans doute non exclusif, cf. Passarotti & al., 2003) de l’HD pour les mécanismes visuo-spatiaux impliqués dans cette épreuve.

Une autre capacité de traitement visuo-spatial, connue pour être sous-tendue par des aires cérébrales fortement latéralisées chez l’adulte, pourrait faire l’objet d’une spécialisation particulièrement précoce de l’HD. Il s’agit de la capacité de jugement de l’alignement, plus ou moins parfait, de deux segments. Nous la mettons en œuvre dans des activités quotidiennes, par exemple pour utiliser des instruments de mesure tels qu’une règle graduée. Le paradigme de Vernier permet d’étudier cette compétence en demandant de décider si deux segments verticaux alignés l’un au-dessus de l’autre et séparés par un petit espace sont en exact prolongement l’un de l’autre ou s’ils sont décalés. L’acuité de Vernier renvoie au seuil de détection d’un tel décalage entre deux lignes presque colinéaires. Dans une étude réalisée auprès de deux patients split-brain, des performances nettement meilleures ont été observées pour l’HD dans cette tâche (Corballis, & al., 2002). Pour ce qui est du développement, un bébé de 3 mois détecte déjà un décalage de 0.31° d’angle visuel (Manny & Klein, 1984, cités par Brown, Adusumili, & Lindsey, 2005) et l’adulte est sensible à un décalage 100 fois plus petit, ce qui correspond à une amélioration impressionnante par rapport à d’autres capacités visuelles (Watt & Morgan, 1983). Selon des travaux récents, l’acuité de Vernier peut être considérée comme équivalente entre deux individus s’ils présentent le même ratio entre leurs performances en discrimination de décalages et de contrastes, ce qui est le cas pour les bébés de 3 mois et les adultes (Brown, Adusumilli, & Lindsey, 2005) et conduit à parler d’une ressemblance qualitative entre l’acuité de Vernier du bébé et de l’adulte, permettant de les comparer. Une étude conduite à ce sujet sur des groupes de 24 enfants de 6, 7, 8 et 9 ans avec une présentation du couple de segments (non décalés ou décalés de 0.3, 0.4 ou 0.5°) en champ visuel divisé a montré que les difficultés posées par le décalage le plus fin (0.3°) par rapport au décalage de 0.4° diminuent très fortement entre 6 et 7 ans, pour atteindre ensuite un palier. Surtout, chez les enfants de 6 ans, le décalage qui pose le plus de problèmes (0.3°) fait l’objet d’un avantage de l’HG ; un avantage marginal de l’HD est relevé pour le décalage de 0.4° et il est significatif pour le décalage de 0.5°. Pour toutes ces conditions, dans les groupes d’enfants de 7, 8 et 9 ans, un avantage de l’HD est par contre systématiquement observé, aussi bien sur les temps de réponse que sur l’indice de sensibilité (d’) (Lopez Castello, 2006). Les mécanismes visuo-spatiaux impliqués dans cette tâche sont donc latéralisés chez l’enfant à partir de l’école primaire, à moins que le décalage soit visuellement trop subtil. Dans cette épreuve, des enfants atteints d’épilepsie bénigne centro-temporale avec foyer latéralisé à gauche ont de bonnes performances et présentent la dominance en CVG-HD comme les enfants contrôles, alors que les enfants porteur d’un tel foyer dans l’HD sont en échec. Leur échec est encore plus grand pour les stimuli présentés en CVG-HD, sans que leurs performances en CVD-HG permettent de parler d’une véritable récupération à partir de la prise en charge des mécanismes par l’HG. Ces résultats témoignent donc eux aussi de la latéralisation droite de ces mécanismes visuo-spatiaux chez l’enfant (Bedoin, & al., soumis).

Comme nous l’avons signalé dans la partie 3.2. du chapitre 1, certains mécanismes visuo-spatiaux ne font pas l’objet d’une dominance générale de l’HD, mais plutôt d’asymétries hémisphériques complémentaires. C’est le cas de l’opposition entre les traitements global/local, sur lesquels nous reviendrons dans la partie qui suit, et il en est ainsi de la distinction entre les jugements de relations spatiales catégorielles ou coordonnées. Une étude conduite par Koenig, Reiss et Kosslyn (1990) a porté sur le développement de la spécialisation hémisphérique pour ces traitements. Dans leur expérience, les enfants de 5 et 7 ans avaient pour consigne de dire si un point était situé au-dessous ou au-dessus d’une ligne horizontale (tâche de jugement spatial catégoriel) ou s’il était à plus ou moins 3 millimètres de cette ligne (tâche de jugement spatial métrique). Dès 5 ans, les résultats montrent l’avantage de l’HG dans la tâche catégorielle et celui de l’HD dans la tâche métrique, comme chez l’adulte, ce qui atteste de spécialisations hémisphériques déjà en place avant la scolarisation en école primaire. Les travaux de Reese et Stiles (2005) confirment la conformité de l’asymétrie hémisphérique pour ces deux mécanismes chez des adultes et des enfants de 8 et 10 ans.

Enfin, des compétences visuo-spatiales impliquant des mécanismes d’intégration et de segmentation sont aussi étudiés chez l’enfant, testant parfois si les premiers font l’objet d’une dominance de l’HD et les seconds d’une dominance de l’HG avant l’âge adulte. Nous présenterons ici les travaux traitant ce point à partir de situations autres que celles offertes par le paradigme des stimuli hiérarchisés ; l’étude du développement de leur latéralisation hémisphérique à travers l’opposition global/local dans des figures inspirées de celles de Navon feront l’objet de la partie suivante.

Dans le domaine visuo-spatial, l’intégration et la segmentation ont ainsi été étudiés avec la copie de la Figure de Rey. Il se trouve tout d’abord que des lésions péri-natales unilatérales affectent différemment ces deux capacités (Akshoomoff, Feroleto, Doyle, & Stiles, 2002), ce qui suggère une spécialisation extrêmement précoce. Toutefois, vers 12 ans, les performances de ces enfants s’inscrivent dans la norme : comme pour le langage, la précocité des lésions permet sans doute l’adaptation du système neuronal et une réorganisation inter-hémisphérique de ces compétences visuo-spatiales. Cependant, des déficits subtils et spécifiques selon la latéralisation des lésions restent détectables lorsque les tâches sont difficiles et requièrent plus de ressources. Akshoomoff et ses collègues (2002) confirment aussi la persistance de tels déficits, des années après la lésion. Ils ont effectué une étude longitudinale chez 20 enfants de 6 à 14 ans présentant des lésions prénatales ou périnatales latéralisées. Les enfants doivent reproduire la Figure de Rey en présence ou non du modèle. De manière générale, les patients ont de moins bonnes performances que les enfants sains de leur âge, particulièrement à 6-7 ans. Jusqu’à, 9-10 ans, aucune différence de performances n’est observée entre les stratégies des patients selon la latéralisation des lésions, pour la copie en présence du modèle. Par contre, à cet âge, lorsqu’ils dessinent de mémoire, les enfants avec lésion gauche se caractérisent par des difficultés à reproduire les détails (voir aussi Stiles & Nass, 1991 ; Stiles & al., 1996, 1997, 1998 ; Vicari & al., 1998), mais organisent la reproduction du dessin à partir d’un grand rectangle de base. Ils peuvent donc développer, à cet âge, une stratégie de dessin plus mature décrite aussi chez les enfants sans lésion (Akshoomoff & Stiles, 1995a, 1995b), impliquant de bonnes capacités d’intégration qui semblent faire défaut, des années après la lésion, aux enfants atteints de lésions droites.

Des situations de construction à partir de petits blocs ont aussi été mises en œuvre pour étudier les capacités d’intégration et de segmentation chez 20 enfants d’âge préscolaire présentant des lésions congénitales et unilatérales de l’HG ou de l’HD (Stiles & Nass, 1991). Les performances sont globalement moins bonnes chez les petits patients, que chez les enfants contrôles du même âge, mais la configuration des résultats diffère selon la latéralisation des atteintes cérébrales. Les enfants avec lésion droite ont des difficultés à organiser les blocs en un ensemble bien structuré (ce qui est interprété comme un déficit de traitement de l’aspect global), alors que ceux atteints d’une lésion gauche ont des difficultés à organiser précisément les éléments locaux. Les déficits des patients avec lésion droite persistent avec l’âge et étant donnée l’origine précoce des lésions, la latéralisation de certains mécanismes impliqués dans ces traitements semble également précoce. Ces résultats ont été répliqués ensuite par Stiles, Bates, Thal, Trauner et Reilly (1998), puis Stiles et ses collègues (2003a) pour des lésions unilatérales pariétales: là encore, des difficultés de segmentation caractérisent les réalisations en cas de lésion gauche, alors qu’un déficit d’intégration des éléments est associé à la lésion droite.