3.4. Développement de l’asymétrie hémisphérique pour les traitements global/local

Peu de recherches se sont directement intéressées au développement de la spécialisation hémisphérique pour le traitement des niveaux global et local pendant le développement normal, et aucune ne porte sur la question du rôle des catégories de stimuli représentés dans les stimuli hiérarchisés proposés aux enfants.

Les premières données à ce sujets viennent des travaux de Deruelle et de Schonen, qui ont montré, en 1991, que des enfants de 4 à 10 mois ne pouvaient pas traiter élément par élément des configurations représentant des visages très schématiques présentés en CVG-HD, alors qu’ils y parvenaient pour de mêmes stimuli présentés en CVD-HG. Cela suggérait déjà la possibilité d’une spécialisation de l’HG du bébé pour des mécanismes prenant en charge le niveau local de stimuli visuels complexes (et constituant une bonne forme), des structures de l’HD se chargeant plutôt du codage de l’emplacement de ces éléments. Par la suite, ces auteurs ont utilisé auprès d’enfants du même âge un dispositif d’apprentissage en champ visuel divisé très ingénieux, présentant à l’enfant un point de fixation central et deux oursons, un en haut, l’autre en bas de l’écran. Dans la condition composantes différentes, l’enfant voit soit une configuration de 5 petits cercles, soit une configuration de 5 petits losanges (les deux configurations sont spatialement organisées de la même manière), qui apparaît dans l’un des champs visuels (toujours le même dans un même bloc). Il apprend à déplacer son regard en haut ou en bas, selon qu’il a vu l’une ou l’autre figure, pour que l’image de l’ourson s’agite (un dispositif d’enregistrement des mouvements oculaires permet de déclencher ce mouvement seulement si l’enfant l’anticipe du bon côté). Il apprend ainsi à anticiper lequel des 2 oursons s’agitera, en se basant sur la différence entre la forme des petits éléments locaux. L’enfant effectue cet apprentissage dans chacun des champs séparément, et il fait également le même type d’apprentissage à partir de deux stimuli qui diffèrent cette fois seulement par l’emplacement des éléments dans la configuration (mais ces éléments sont de même forme) (condition emplacement différent). Les données montrent que davantage de bébés apprennent mieux à discriminer les formes des détails avec la présentation en CVD-HG, alors que l’HD leur permet plus facilement d’apprendre à discriminer les emplacements d’éléments, c’est-à-dire à effectuer un traitement de localisation spatiale. Cette configuration de résultats préfigure sans doute la future dominance de l’HG pour le niveau local et celle de l’HD pour l’appréciation de l’aspect spatial d’une forme globale.

En s’intéressant cette fois à des enfants plus âgés, Roe, Moses et Stiles (1999) montrent aussi une latéralisation hémisphérique différente pour les deux niveaux d’un stimulus hiérarchisé chez des enfants de 7 à 14 ans. Les stimuli de l’expérience sont, par exemple, un grand triangle constitués de petits carrés noirs sur un fond blanc. Les cibles (carré ou rectangles) doivent être discriminées en se focalisant soit au niveau global, soit au niveau local. Les résultats montrent une diminution progressive des temps de réponse entre 7 et 14 ans. Des effets d’interférences du global sur le local sont observés chez tous les enfants. Chez les enfants de 7 ans, cette interférence est toutefois particulièrement nette et accompagnée de réponses plus rapides au niveau global, deux indices témoignant d’un fort avantage du niveau global. Chez les plus jeunes, ce fort avantage du niveau global associé à l’absence d’asymétrie hémisphérique selon les niveaux correspond à ce que les auteurs décrivent comme un ‘profil immature’. Par ailleurs, les profils d’asymétrie hémisphérique évoluent avec l’âge. En grandissant, les enfants améliorent surtout le traitement local, ce qui réduit l’effet d’avantage du niveau global, et cette amélioration du traitement local s’accompagne de l’apparition d’une dominance de l’HG pour ce niveau, alors que l’avantage de l’HD pour le niveau global restera marginalement significatif. Cela permet aux auteurs de décrire un ‘profil mature’, avec des performances qui s’équilibrent entre les niveaux et une asymétrie hémisphérique qui se précise pour l’un et l’autre niveaux : ce profil, présent dès 12 ans, est encore plus proche de celui des adultes à 14 ans. Aussi, le développement des mécanismes permettant les traitements global et local d’une information visuelle complexe se prolongent jusqu’à l’adolescence, tant pour l’efficacité du traitement des niveaux que pour la spécialisation hémisphérique dont ils font l’objet.

En s’intéressant plus particulièrement aux dernières tranches d’âge, Moses, Roe, Buxton, Wong, Frank et Stiles (2002) ont recueilli des données en IRMf pour s’assurer que le développement des traitements global/local chez ces grands enfants est bien marqué par des changements de distribution des activations cérébrales fonctionnelles selon le niveau de traitement. Ils reprennent eux aussi le paradigme d’attention focalisée et utilisent les stimuli de l’expérience conduite avec des adultes par Martinez et ses collègues (1997). Sur la base de données comportementales obtenues dans une épreuve en champ visuel divisé, ils ont constitué deux groupes, l’un avec le profil mature (8 enfants), l’autre avec le profil immature (12 enfants), puis se sont intéressés à leurs activations dans la région occipito-temporale. Les données révèlent que le profil immature est associé à des activations temporo-occipitales plus fortes pour le niveau local, mais aussi à des activations bilatérales pour le niveau global et plus marquées dans l’HD pour le niveau local. Il s’agit bien d’indices d’asymétrie très différents de ceux classiquement observés chez des adultes. En revanche, chez les adolescents avec profil mature, le traitement global s’accompagne d’activation plus marquées dans l’HD pour le niveau global et dans l’HG pour le niveau local, ce qui confirme qu’à la fin de l’enfance un changement majeur s’opère dans le sens de spécialisations hémisphériques plus nettes et spécifiques pour les niveaux d’analyse global et local. Tout cela va dans le sens de l’engagement de systèmes de traitement de plus en plus spécialisés (Stiles, & al., 2003a).

Cela n’exclut tout de même pas certains prémisses très précoce de cette spécialisation hémisphérique, comme le suggèraient les travaux de Deruelle et de Schonen (1991, 1995). Les données de Mondloch, Geldart, Maurer et de Schonen. (2003, Expérience 3) ont également montré que des indices de la mise en place progressive d’un avantage de l’HD pour le niveau global et d’un avantage de l’HG pour le niveau local peuvent être découverts entre 6 et 10 ans. Ces chercheurs ont demandé aux participants de juger la similarité entre deux stimuli hiérarchisés (grands carrés, cercles et rectangles constitués de petits carrés, cercles et rectangles noirs) présentés ensemble dans un même hémichamp visuel, en se focalisant sur le niveau soit global, soit local. Pour le niveau local, les enfants de 10 et 12 ans ont présenté une dominance de l’HG, alors que pour le niveau global aucune asymétrie hémisphérique n’est apparue. Le profil ‘mature’ décrit par Roe et ses collègues (1999) et Moses et ses collègues. (2002) pourrait donc être en place chez certains enfants dès 10 ans.

Les travaux sur la mise en place de l’asymétrie hémisphérique pour les traitements global/local pendant l’enfance restent donc peu nombreux et n’ont utilisé que des épreuves d’attention focalisée à un niveau. Il semble intéressant de tester ce qu’il en est dans des paradigmes d’attention divisée entre niveaux. De même, ces travaux chez l’enfant n’ont pas comparé l’asymétrie hémisphérique pour le traitement des niveaux selon la catégorie des stimuli utilisés. Nous avons vu, à l’issue de nos expériences du chapitre 1 et conformément aux travaux de Fink et ses collègues (1997), que des influences de haut niveau pouvaient, en tenant compte de connaissances sur la catégorie du matériel à venir, orienter l’investissement de certains mécanismes latéralisés, en particulier pour le traitement des informations visuelles au niveau local. Qu’en est-il de ce type de modulation chez les enfants ? Comment se met-elle en place ? Il est possible qu’elle suive elle aussi un développement progressif pendant l’enfance. Cela dépend certainement du développement des capacités attentionnelles permettant le contrôle de la distribution des ressources, mais cela dépend aussi sans doute de l’évolution du statut des catégories Lettre et Dessin d’Objet pour les enfants. Il est possible que les lettres, avec l’amélioration de l’expertise en lecture, deviennent des tracés particulièrement familiers. Il se peut aussi que leur statut alphabétique, qui les fait alors relever du domaine langagier, les distingue progressivement des autres catégories de tracés.