4. Développement des traitements global/local et catégories des stimuli hiérarchisés

4.1. Spécificité du traitement des lettres

Les travaux conduits sur la reconnaissance du mot écrit montrent généralement une plus grande implication des structures de l’HG. Toutefois, ce processus n’implique pas que des connaissances langagières et le mot est aussi un stimulus caractérisé par une organisation visuo-spatiale complexe. La présence d’informations pertinentes sur les lettres (détails devant être correctement identifiés pour éviter des confusions de mots), mais aussi sur leur agencement spatial et éventuellement la silhouette de l’ensemble, fait de la lecture de mot une situation imposant de manière rapide la mise en œuvre de mécanismes variés, tant verbaux que visuo-spatiaux.

Du point de vue alphabétique, la plus petite unité visuelle est la lettre. Bien qu’elle soit élémentaire, il est pertinent de s’intéresser à l’opération de traitement de cette unité : elle est en effet déterminante pour l’identification des mots écrits, car elle garantit sa précision. De plus, l’habileté à effectuer cette opération est liée aux compétences en lecture. Une tâche demandant simplement de nommer des lettres permet par exemple d’établir une distinction entre des lecteurs compétents et de faibles lecteurs (Wolf, 1986) ; elle permet aussi des prédictions fiables pour l’apprentissage de la lecture, et les enfants et adolescents dyslexiques sont moins rapides et moins précis dans de telles tâches (Wolf, 1986 ; Semrud-Clikeman, & al., 2000). De même, les progrès réalisés en lecture par des dyslexiques adultes sont positivement corrélés à la rapidité avec laquelle ils parviennent à nommer les lettres. Aussi semble-t-il pertinent de s’intéresser à la spécificité du traitement de ces unités, par rapport à des tracés relevant de catégories non alphabétiques (dessins d’objets, symboles…). Le traitement d’une lettre présentée en dehors d’un mot fait-il l’objet d’une dominance hémisphérique gauche ? La lettre est-elle traitée d’un point de vue graphique, de manière spatiale, sans que sa catégorie, alphabétique et langagière, exerce une influence ?

Peu de données permettent de répondre à cette question. Il semble toutefois que cela dépende, encore une fois, des demandes de la tâche, celle-ci mettant en effet plus ou moins l’accent sur l’aspect alphabétique ou sur des aspects purement visuo-spatiaux.

L’importance des demandes de la tâche orientant plus ou moins sur la prise en compte de l’aspect linguistique ou spatial des lettres, a été mise en évidence dès 1979 par Niederbuhl et Springer (1979), dont nous avons déjà évoqué le travail dans le chapitre 1 (partie 3.1.). L’asymétrie hémisphérique observée dans leur épreuve de traitement de lettres est très dépendante de la consigne, qui demande de se baser sur la forme des stimuli ou sur leur nom pour effectuer un jugement.

Dans des recherches ultérieures, les différences de traitement de lettres selon le champ visuel ont été interprétées comme des différences de mode de distribution de l’attention sur des lettres. Quelques travaux portent en effet sur l’identification de lettres présentées par triplets ne formant pas un mot. Par exemple, Eng et Hellige (1994, Expérience 1) ont ainsi présenté des triplets de lettres organisés verticalement en champ visuel gauche ou droit et ont observé une meilleure identification des lettres en CVD-HG qu’en CVG-HD, qu’elles forment ou non une syllabe prononçable. Ce résultat a été ensuite répliqué, toujours avec des triplets de lettres orientés verticalement, et ceci que la consigne impose un sens de lecture de haut en bas ou de bas en haut (Hellige & Scott, 1997). L’analyse précise des réponses montre que l’attention est distribuée différemment sur les lettres dans l’un et l’autre champs visuels : elle est distribuée de manière plus rapide et homogène sur l’ensemble des lettres dans le CVD-HG, permettant une identification plus exhaustive des trois lettres. Les meilleures performances dans ce champ visuel sont donc ici interprétées comme le reflet d’un mécanisme attentionnel engagé de manière différente sur un matériel linguistique selon l’hémisphère auquel l’information est le plus directement adressée.

En dehors de la simple interrogation sur l’implication respective des hémisphères pour le traitement des lettres, des recherches essentiellement conduites en imagerie cérébrale ont tenté de découvrir si des aires spécialisées du cerveau prennent en charge cette catégorie de stimuli. Une région a été isolée comme étant spécifiquement impliquée dans le traitement des lettres. Il s’agit de la VWFA (Visual Word Form Area), initialement définie comme une aire de traitement de la forme visuelle des mots ; le rôle de cette région, souvent décrit comme double, reste difficile à interpréter. Des données en IRMf ont permis de situer cette structure anatomo-fonctionnelle dans le gyrus fusiforme médian gauche et son activation est associée à une onde négative enregistrée 180 à 200 ms après la stimulation, au niveau des électrodes temporales inférieures gauches ; des données obtenues avec présentation en champ visuel divisé et recueillies auprès de patients atteints d’une lésion du corps calleux, confirment la stricte latéralisation gauche de cette région et de cette compétence (Cohen, & al., 2000). Son activation serait spécifique au traitement de mots perçus visuellement, puisqu’elle n’est pas provoquée par leur présentation en modalité auditive (Dehaene, Le Clec’H, Poline, Lihan, & Cohen, &, 2002), ni par la présentation de damiers (Cohen, Lehéricy, Chokhon, Lemer, Rivaud, Dehaene &, 2002), et l’ablation chirurgicale d’une partie de cette zone chez un patient s’est traduite par d’importants troubles de la lecture, alors que la reconnaissance de visages, de bâtiments ou d’outils reste performante (Gaillard, & al., 2006).

Contrairement à ce que son nom pourrait faire croire, cette structure ne permettrait pas la reconnaissance du mot en tant qu’exemple d’une représentation visuo-orthographique familière et ne ferait donc pas intervenir de connaissances sur la forme visuelle de mots déjà rencontrés : elle interviendrait à un niveau pré-lexical, comme le montre son activation pour des mots comme pour des pseudo-mots légaux. Elle se limiterait à extraire une représentation abstraite de la suite de lettres en prenant en compte leur position précise. Pré-lexicale, son intervention serait suffisamment précoce pour être provoquée par la présentation subliminale du mot ; elle se démarquerait toutefois des traitements visuels les plus élémentaires, puisqu’elle est insensible à la position de l’image sur la rétine et à des caractéristiques de surface telles que la police de caractères, leur forme majuscule ou minuscule et leur taille (pour une revue, voir McCandliss, Cohen, & Dehaene &, 2003). La latéralisation gauche de cette région fondamentale pour le traitement linguistique de lettres est un élément fortement susceptible de contribuer à l’observation d’une dominance de l’HG dans des épreuves imposant un traitement verbal sur ces petites unités.

Toutefois, deux nuances sont à apporter. La première concerne le caractère pré-lexical des traitements sous-tendus par la VWFA, remis en cause par les données de Kronbichler, Hutzler, Heinz Wimmer, Mair, Staffen, & Ladurner, (2004) en IRMf : alors que d’autres auteurs montraient des activations similaires de cette structure pour des mots écrits fréquents et des mots plus rares (Fiebach, Friederici, Muller, & Von Cramon, 2002 ; Fiez, Balota, Raichle, & Petersen, 1999) ou des pseudo-mots (Dehaene, & al., 2002), Kronbichler et ses collègues ont montré qu’elles variaient selon la fréquence lexicale testée en cinq niveaux : cela ne remet pas en cause le rôle de cette région pour le traitement des lettres, mais souligne sa modulation par des aspects lexicaux et donc de plus haut niveau. Le deuxième point, plus important pour notre propos, concerne la double compétence décrite pour cette région : elle traiterait d’une part les lettres à un niveau abstrait permettant de les catégoriser par opposition à d’autres classes d’objets et utiliserait d’autre part ce code des lettres pour construire la forme visuelle du mot.

Bien qu’il soit difficile de dissocier des régions cérébrales dédiées sélectivement à l’un ou l’autre mécanisme, un ensemble de données montre que la VWFA est impliquée dans le traitement de simples lettres. En conduisant une étude en TEP, Garrett et ses collègues (2000) avaient déjà montré que l’exactitude des réponses dans une tâche de distinction des lettres parmi des non-lettres était corrélée à l’activation d’une partie du cortex extra-strié gauche (BA37) chez les bons lecteurs. Polk et ses collègues (2002) montrent aussi une telle activation spécifique aux lettres par rapport à des chiffres en IRMf, et l’analyse des données en imagerie de Pernet, Celsis et Démonet (2005) confirment encore que seule les lettres ayant un statut alphabétique pour les sujets (lettres latines vs. lettres coréennes) activent cette région, uniquement dans l’HG. De même, comparant les activations cérébrales en IRMf associées au traitement de logogrammes et de phonogrammes, Nakamura et ses collègues (2005) observent eux aussi l’activation gauche de cette région uniquement pour les unités ayant un véritable statut alphabétique (i. e., phonogrammes). L’interprétation restait toutefois difficile, parce qu’une autre recherche montrait des activations réparties de manière très proche dans cette région (quoique non tout à fait superposables) aussi bien par des lettres que des dessins d’objets (Joseph, Gathers, & Piper, 2003). Flowers et ses collègues (2004) sont cependant les premiers à avoir étudié systématiquement la spécificité du support neuroanatomique de traitements de nature langagière sur des lettres dans la région occipito-temporale gauche, en faisant varier la focalisation de l’attention sur les aspects linguistiques ou non-linguistiques des lettres (s’agit-il de lettres ? de symboles ? quelle est leur couleur ?). Les données ont tout d’abord montré des réponses plus rapides dans la tâche avec consigne alphabétique : les adultes bons lecteurs présentent donc une habileté particulière pour le traitement des lettres en tant que lettres et cela s’accompagne d’activations cérébrales dans une partie du cortex extra-strié gauche (BA 37), située dans une région plus latérale et antérieure que la VWFA. Cette aire n’est cependant pas activée lorsque la consigne oriente sur une prise en compte non linguistique des lettres. Les auteurs considèrent cette région comme spécifique au mécanisme de traitement des lettres.

Ces données contribuent donc à décrire une région latéralisée à gauche et strictement dédiée au traitement linguistique des lettres, tout au moins chez l’adulte, témoignant de la qualité de la plasticité cérébrale, qui permet l’établissement tardif d’une spécialisation hémisphérique pour une catégorie qui ne se définit que sur le plan culturel (notamment dans son opposition avec les lettres, Polk & Farah, 1998, Polk, & al., 2002).