4.2. Traitement spécifique des lettres chez les enfants

Chez les enfants, signalons tout d’abord que le traitement de mots écrits semble faire l’objet d’une dominance de l’HG dès les premières années d’école primaire. Il s’agit ici de mots, et non de simples lettres, mais il est tout de même intéressant de constater que ceux-ci conduisent très tôt à un engagement préférentiel de régions cérébrales situées dans un hémisphère a priori dominant pour les activités langagières : très tôt, le mot écrit est traité différemment des autres dessins. Lim et Jin (1998) l’ont récemment montré en utilisant une procédure de présentation rapide en champ visuel divisé, chez des enfants de 7-8, 10 ans et 13 ans. Ils montrent que, dans une tâche simple de go/no-go, les enfants de ces trois tranches d’âge (et donc, dès 7 ans) présentent une dominance de l’HG pour le traitement des mots écrits. Cette dominance persiste malgré l’augmentation des ressources requises par la tâche (discrimination dans l’Expérience 2, catégorisation dans l’Expérience 3) chez les deux groupes les plus jeunes, mais pas chez les enfants de 13 ans. La dominance hémisphérique gauche pour le traitement des mots écrits est donc présente chez l’enfant dès 7 ans, elle est même alors observée de manière très régulière. Avec l’âge cette dominance devient plus vulnérable à des facteurs tels que les demandes de la tâche, ce qui s’explique sans doute par le développement de processus attentionnels permettant des influences de haut niveau sur les mécanismes perceptifs plus élémentaires.

Pour ce qui est du traitement de simples lettres, les premiers travaux ne sont pas vraiment parvenus à des résultats homogènes. Par exemple, aucune véritable dominance hémisphérique pour le traitement de lettres n’a été observée dans les expériences de présentation en champ visuel divisé décrites par Broman (1978) qui propose des couples de lettres ou de photographies de visages à des enfants droitiers de 7, 10 et 13 ans et à des adultes. L’analyse de l’exactitude des réponses, tous âges confondus, montre un avantage net de l’HD pour les visages, mais aucune dominance hémisphérique pour le traitement des lettres. L’ensemble de ces expériences montre tout de même que l’implication de certains mécanismes latéralisés s’opère différemment pour l’un et l’autre type de matériel. L’étude précise des effets de champ visuel, de manière intra-individuelle, a permis de préciser que, si la dominance de l’HD pour le traitement des visages reste stable entre 7 ans et l’âge adulte, le traitement des lettres fait quant à lui l’objet d’un changement de dominance entre 7 ans (avantage en CVG-HD) et l’âge adulte (avantage en CVD-HG), même si ce changement n’atteint pas tout à fait le seuil de significativité.

Les auteurs estiment que l’absence de véritable dominance de l’HG pour le traitement des lettres pourrait être dû aux caractéristiques de la tâche, qui n’impose pas de traitement véritablement linguistique des stimuli ; le fait que cet avantage de l’HG soit particulièrement peu marqué chez les enfants de 7 ans est cohérent avec cette interprétation, car ces jeunes sujets ont encore peu développé leur expérience du traitement des lettres en tant que matériel alphabétique (i. e., linguistique). A l’appui de cette interprétation mettant en avant le rôle des demandes plus ou moins clairement linguistiques de la tâche, les travaux plus récents de Benoit-Dubrocard et Touche (1993) peuvent être cités. Ils tentent d’évaluer l’asymétrie hémisphérique pour le traitement des lettres perçues en modalité tactile. Les données montrent que, pour les jeunes enfants, être capable d’encoder les lettres sur un mode linguistique joue un rôle dans l’engagement des mécanismes cérébraux latéralisés à gauche pour comparer des lettres, mais ce n’est pas encore un facteur déterminant. Même chez des enfants plus âgés, fortement droitiers manuellement et qui savent lire, la dominance hémisphérique gauche n’est pas systématique dans ce genre de tâche. Comme d’autres l’avaient auparavant dit pour des sujets adultes (Niederbuhl, & Stringer, 1979), les auteurs montrent que, chez les enfants aussi, la tâche doit orienter vers une prise en compte linguistique (plutôt que simplement spatiale) des stimuli, pour que des mécanismes latéralisés dans l’HG s’engagent pour traiter des lettres. Cela constitue un facteur encore plus déterminant que le niveau de lecture des enfants. Encore une fois, cela montre que des facteurs de haut niveau, reliés notamment aux demandes de la tâche, peuvent moduler l’implication de mécanismes cérébraux, latéralisés non seulement selon le niveau d’analyse d’un objet visuel complexe, mais aussi selon la nature linguistique ou non du matériel.

Nous pouvons répertorier quelques recherches ayant montré que le traitement de lettres isolées peut faire l’objet d’une dominance de l’HG chez des enfants, qui les traitent alors en tant que stimuli linguistiques. Les travaux de Von Aster et Remschmidt (1987) sur l’épilepsie ont par exemple montré chez les enfants sains contrôles une asymétrie hémisphérique fonctionnelle en faveur de l’HG pour le traitement de mots, mais aussi de lettres. Une étude longitudinale conduite entre 5 et 7 ans avec une épreuve de comparaison de lettres a également montré un avantage pour cette catégorie de stimuli en CVD-HG aussi bien à 5 qu’à 7 ans, alors qu’un groupe de garçons de 4 ans, qui ne savent pas encore nommer les lettres, présentent pour cette même épreuve un avantage en CVG-HD (Davidoff, & Done, 1984). Certains enfants pourraient donc très rapidement, dès qu’ils comprennent que les lettres ont un statut linguistique, les traiter comme un matériel langagier et s’appuyer pour cela sur des mécanismes spécialisés dans le traitement du langage, latéralisés depuis des années dans l’HG.

Enfin, sans permettre de se prononcer sur la spécialisation hémisphérique des mécanismes impliqués, certaines données comportementales suggèrent que des adolescents traitent bien les lettres sur un mode différent de celui appliqué à des dessins d’objets. Ainsi, dans une épreuve de rotation mentale de lettres tout à fait classique, proposée à des adolescents bons lecteurs ou dyslexiques, Rusiak, Lachmann, Jaskowski et van Leeuwen (2007) montrent des effets similaires de l’angle de rotation dans les deux groupes, qui ne présentent donc aucune différence quant aux mécanismes de rotation d’images mentales. Toutefois, les dyslexiques ont des performances nettement moins bonnes de manière générale dans cette épreuve, dans laquelle la tâche est de décider si la lettre présentée, dans des orientations variées, est standard ou en miroir. C’est pourquoi les auteurs pensent que ces adolescents présentent une difficulté pour effectuer une décision correcte après la rotation, parce qu’il n’est pas facile pour eux de savoir si la lettre est standard ou en miroir. Alors que la reconnaissance de la plupart des dessins d’objets ne demande pas de tenir compte de l’orientation standard ou en miroir, il est important d’en tenir compte pour l’identification des lettres (e. g., différences entre b et d, ou entre p et q). Alors que les adolescents bons lecteurs ont appris à traiter les lettres de manière particulière concernant cet aspect visuo-spatial, les jeunes dyslexiques ne le font apparemment pas, traitent les lettres comme d’autres dessins, et commettent des erreurs lorsqu’ils doivent tenir compte de cet aspect dans l’expérience. Ces données montrent que le développement de l’expertise en lecture s’accompagne de la mise en place de mécanismes de traitement visuo-spatiaux spécialisés au traitement de ce matériel alphabétique.