Développement des compétences de traitement pour les catégories Lettre et Dessin d’objet

Le traitement des lettres semble faire l’objet d’un certain avantage chez les enfants, comme nous l’avions préalablement observé chez les adultes.

Les données de l’Expérience 6 vont dans ce sens, montrant une véritable amélioration de l’exactitude avec l’âge seulement pour les lettres. Ainsi, dans cette épreuve, alors qu’à 6 ans les enfants traitent mieux les dessins que les lettres au niveau global, cet avantage disparaît progressivement avec l’avancée en âge vers 10 ans, sans doute à cause de la familiarité croissante du matériel alphabétique. Au niveau local, le traitement est aussi difficile pour l’une que pour l’autre catégorie chez les enfants de 6 ans et nous relevons une progression vers un véritable avantage pour les lettres, en tant que détails, particulièrement net à 10 ans.

Dans l’Expérience 5, nous observons aussi un avantage au profit des lettres par rapport aux dessins d’objets, qui se manifeste surtout sur l’exactitude des réponses, significativement supérieure pour les lettres dès l’âge de 6 ans. Pour ce qui est des temps de réponse, la configuration des données est plus complexe. Nous relevons avant tout, pour l’ensemble des enfants, un avantage pour le niveau local, mais celui-ci s’explique essentiellement par l’avantage de ce niveau lorsqu’il s’agit de traiter des lettres. Plus précisément, nous remarquons que, dans cette épreuve, dès l’âge de 8 ans, les dessins d’objets sont traités plus vite que les lettres au niveau global, alors qu’il existe un véritable avantage du niveau local sur le niveau global exclusivement dans le cas des lettres. Autrement dit, le traitement des lettres, en tant que détails, s’illustre par sa rapidité. Cet avantage pour les petites lettres n’est pas présent chez les enfants de 6 ans, et il s’atténue chez les enfants de 10 ans. Il semble donc qu’à l’âge de 8 ans l’enfant ait une manière particulière de traiter le matériel alphabétique dans les stimuli hiérarchisés. Cet âge correspond à une étape de l’apprentissage de la lecture où l’enfant normo-lecteur est généralement parvenu à développer une bonne expertise pour la mise en correspondance de graphèmes et de phonèmes, alors qu’il n’a encore généralement développé qu’un petit lexique orthographique. C’est pourquoi le mot écrit étant un stimulus dans lequel des informations sont organisées en différents niveaux de complexité, nous pouvons comprendre qu’une compétence particulière à traiter les lettres en tant que détails se soit mise en place à 8 ans, et qu’elle se traduise non seulement par la place centrale accordée à une procédure de lecture par assemblage à cet âge, mais aussi par un traitement particulièrement efficace des éléments alphabétiques situés au niveau local de lettres hiérarchisées. D’une manière générale, les résultats de nos deux expériences sont donc conformes à l’Hypothèse 3c, qui prédisait l’apparition progressive de l’avantage des lettres sur les dessins d’objets, mais aussi la mise en place d’une compétence particulière à traiter les lettres en tant qu’éléments locaux de stimuli contenant des informations à plusieurs niveaux de hiérarchie. De plus, l’interaction entre les facteurs champ et catégorie dans l’Expérience 6 nous apprend qu’il existe un avantage de l’HG pour le traitement des lettres chez tous les enfants, ceci étant même vérifié pour chacun des trois groupes d’âge étudiés ici, ce qui suggère que ces stimuli ont véritablement été considérés comme relevant d’une catégorie linguistique. Des travaux récents ont mis en évidence l’existence d’une région cérébrale précise, la Visual Word Form Area (VWFA) dans le gyrus fusiforme médian gauche, dont le rôle serait d’extraire la représentation abstraite des lettres en prenant en compte leur position précise ; plusieurs recherches ont confirmé la latéralisation gauche de cette région chez l’adulte (Cohen et al., 2000, 2002 ; Dehaene et al., 2002 ; Flowers et al., 2004 ; Gaillard et al., 2006 ; Garrett et al., 2000 ; McCandliss et al., 2003 ; Pernet, Celsis, & Démonet, 2005 ; Polk et al., 2002). Chez l’enfant, il est toutefois moins facile de faire ressortir une dominance de l’HG pour le traitement de caractères alphabétiques isolés (Broman, 1978), alors qu’une dominance de cet hémisphère est déjà évidente à l’âge de 7 ans pour des mots écrits : les indices d’une spécialisation de l’HG pour le traitement de simples lettres dans des épreuves avec présentation en champ visuel divisé ne sont recueillis qu’au-delà de 7 ans par ces derniers auteurs. Il faut bien souvent que la tâche oriente clairement l’enfant vers la prise en compte de l’aspect linguistique des lettres pour qu’une telle dominance de l’HG se manifeste (Benoit-Dubrocard & Touche, 1993). Quelques chercheurs sont tout de même parvenus à montrer cette spécialisation hémisphérique chez des enfants très jeunes, notamment Von Aster et Remschmidt (1987) et Davidoff & Done (1984), parfois dès 5 ans (mais pas à 4 ans) : dès que l’enfant est convaincu du statut linguistique des lettres écrites, il semble qu’il puisse s’appuyer, pour leur traitement, sur des mécanismes spécialisés pour le langage, latéralisés depuis plusieurs années déjà, chez eux, dans l’HG. Nos données confortent ce dernier point, puisque nous recueillons nous aussi des données témoignant d’une dominance de l’HG pour le traitement de lettres chez des enfants normo-lecteurs à partir de 6 ans.

En bref, dans ces expériences, il apparaît non seulement que les enfants parviennent assez bien à traiter l’un et l’autre niveaux dans des stimuli hiérarchisés, comme le montraient déjà d’autres études synthétisées dans la partie théorique (Dukette & Stiles, 2001 ; Feeney & Stiles, 1996 ; Ghim & Eimas, 1998 ; Prather & Smith, 1986 ; Smith, 1979 ; Smith & Kemler, 1997 ; Tada & Stiles-Davis, 1989 ; Tada & Stiles, 1996 ; Whiteside, Elkind, & Golbeck, 1976 ; Younger & Cohen, 1986), mais les données montrent aussi que, très tôt, le contenu de l’information en termes de catégories exerce une influence non négligeable sur la facilité avec laquelle l’analyse de l’information s’effectue à l’un ou l’autre niveau.