Développement des dominances hémisphériques pour le traitement des niveaux global et local

Bien que le traitement de l’information soit possible dans nos expériences aux niveaux global et local pour des enfants dès 6 ans, il se trouve que ces deux niveaux ne sont pas traités avec la même efficacité ; cela dépend aussi en partie des demandes attentionnelles de la tâche.

Dans l’épreuve d’attention focalisée, nous observons en effet un avantage du niveau global, conforme à celui observé chez les adultes dans l’Expérience 4, et qui n’est pas surprenant compte tenu de la plus grande fréquence d’observation d’un tel avantage dans les épreuves utilisant ce paradigme (Luna, Merino, & Marcos-Ruiz, 1990 ; Navon, 1977 ; Navon & Norman, 1983 ; Peressotti, Rumiati, Nicoletti, & Job 1991 ; Proverbio, Minniti, & Zani, 1998). Nous avons aussi évoqué dans la partie théorique (Chapitre II, partie 2.2.1) l’influence des demandes attentionnelles de la tâche sur l’avantage du niveau global chez des enfants (Murray, & Lee, 1977).

Par contre, lorsque la consigne n’impose pas la sélection d’un niveau, un avantage pour le traitement local est observé chez les enfants de notre étude (Expérience 5). Si un avantage pour le niveau global a été mis en évidence par certaines expériences chez des tout-petits, nouveaux-nés (Cassia, Simion, Milani, & Umiltà, 2002) ou bébés de 3-4 mois (Colombo, Mitchell, Coldren, & Freeseman, 1991 ; Freeseman, Colombo, & Coldren, 1993 ; Frick, Colombo, & Allen, 2000 ; Courage, & Adams, 1990), celle-ci est alors mise en lien avec une caractéristique de leur système visuel de bas niveau : les bébés manifesteraient à travers cet effet leur préférence pour les fréquences spatiales basses. Cependant, alors que le traitement des fréquences spatiales élevées se développe ensuite rapidement entre 1 et 4 ans (Adams, & Courage, 2002), les véritables progrès de l’enfant pour les basses fréquences spatiales, importantes pour le traitement global, ne se feront qu’entre 7 et 9 ans. Aussi, au moins en partie pour des raisons liées à l’immaturité des capacités sensorielles, il n’est pas très étonnant d’observer un avantage pour le niveau local chez des enfants de 6 à 10 ans, sur un matériel pour lequel des adultes faisaient preuve d’une même efficacité de traitement pour l’un et l’autre niveaux.

En proposant aux enfants de traiter des lettres mais aussi des dessins d’objets hiérarchisés, il est surtout apparu que, malgré le jeune âge de ces participants, le traitement des niveaux était déjà sensible au contenu du matériel. Cela permet de nuancer l’effet du seul facteur niveau, car celui-ci interagit avec d’autres facteurs.

Notre Hypothèse 3b prédisait que l’influence de la nature du matériel allait se traduire progressivement chez l’enfant par la mise en place d’une modulation exercée par les catégories sur la dominance hémisphérique pour le traitement des niveaux global et local.

Dans les résultats de notre Expérience 5, cela se manifeste de la façon suivante. L’interaction significative des facteurs niveau, champ et groupe sur les pourcentages d’erreurs montre tout d’abord que l’asymétrie hémisphérique associée au traitement des niveaux varie au cours de l’enfance. A 6 ans, une dominance de l’HG pour le traitement du niveau local est observée, allant de paire avec une dominance de l’HD pour le traitement global. Ces effets ne sont pas tributaires alors de la catégorie du matériel et l’interaction Catégorie X Niveau X Champ n’apparaît pas chez ces jeunes enfants. Ces effets ne sont pas contredits par la configuration des résultats sur les temps de réponse et ils apportent des arguments tout à fait favorables à l’Hypothèse 3a (Kéïta, Bedoin, Herbillon, Lévy-Sebbag, & Mérigot, 2005).

Peu de recherches ont porté sur les capacités de traitement de l’un et l’autre niveaux chez des enfants à partir de l’entrée en école primaire, mais de rares données témoignent tout de même, elles aussi, d’une certaine dominance de l’HG pour l’analyse de la forme des détails d’un objet visuel et d’une dominance de l’HD pour traiter leurs relations spatiales chez des enfants bien plus jeunes (4 à 10 mois), ce qui préfigure sans doute la future asymétrie des dominances hémisphériques pour les traitements global et local (Deruelle & de Schonen, 1991). Les rares tentatives d’évaluation des dominances hémisphériques pour le traitement des niveaux chez des enfants d’âge scolaire n’ont pas toujours été concluantes. Roe, Moses et Stiles (1999) décrivent par exemple, chez des enfants de 7 ans, un profil qu'ils qualifient d’immature : ces enfants présentent en effet les signes évidents d’un avantage du niveau global sur le niveau local, mais celui-ci n’est pas associé à une dominance hémisphérique spécifique à l’un des niveaux d’analyse. C’est seulement chez des enfants plus âgés, à partir de 12 ans d’après Roe et ses collègues (1999), mais dès 10 ans d’après Mondloch, Geldart, Maurer et de Schonen (2003), et plus systématiquement à 14 ans, qu’une amélioration du traitement local est observée, associée à un avantage de l’HG pour le traitement de ce niveau et à l’apparition d’une tendance de l’HD à mieux traiter le niveau global (profil mature). Sans nier que la spécialisation hémisphérique pour le traitement des différents niveaux de complexité s’affine jusqu’à l’adolescence, comme le montrent Moses, Roe, Buxton, Wong, Frank et Stiles (1997), nos résultats témoignent du fait qu’il est néanmoins possible de recueillir les indices d’une certaine asymétrie des spécialisations hémisphériques pour ces deux niveaux dès l’âge de 6 ans, à partir du traitement de stimuli hiérarchisés. Cela tient vraisemblablement en partie au choix de la tâche : notre épreuve d’attention divisée est plus favorable à l’émergence d’effets d’asymétrie hémisphérique pour le traitement des niveaux que la tâche d’attention focalisée choisie par Roe et ses collègues. Cela tient sans doute aussi au fait que l'information de niveau local jouit, dans notre matériel, d'une même saillance que l’information située au niveau global, d’après les données chez les adultes.

En faisant varier la catégorie des stimuli hiérarchisés, nous avons pu montrer que le développement du système cognitif de l’enfant pour traiter les différents aspects d’un objet visuel complexe ne se fait pas seulement dans le sens de mécanismes de traitement de plus en plus spécialisés, et latéralisés, pour le traitement des niveaux, comme le résument Stiles et ses collègues (2003a). En effet, nous montrons qu’il se caractérise aussi par la mise en place d’une certaine possibilité de modulation des asymétries hémisphériques selon la nature du contenu des stimuli, ce qui va dans le sens de l’Hypothèse 3b. En effet, dès 8 ans, la dominance de l’HG générale pour le traitement local disparaît sur les pourcentages d’erreurs dans l’Expérience 5, avec tout de même encore une tendance en ce sens sur les temps de réponse, et à 10 ans toute dominance hémisphérique gauche pour le niveau local a disparu, sur les temps de réponse comme sur les taux d’erreurs. Cela s’explique par le rôle croissant de la catégorie des stimuli représentés, sur la configuration des dominances hémisphériques pour le traitement des niveaux. En témoigne la forte tendance à l’interaction entre les facteurs niveau, champ et catégorie à 8 ans. Bien que cette interaction n’atteigne pas le seuil de significativité, nous la signalons car elle préfigure l’interaction, cette fois significative, observée chez les enfants de 10 ans. A 8 ans, ce phénomène s’explique déjà par une dominance de l’HG pour le niveau local qui tend fortement à se restreindre au seul cas des lettres. A 10 ans, nous observons, encore plus clairement, un avantage significatif de l’HG pour le niveau local des lettres hiérarchisées, qui s’oppose à une tendance vers un avantage de l’HD pour le traitement local des dessins d’objets hiérarchisés. Cette configuration est conforme aux phénomènes observés chez les adultes. Ces effets sont confirmés par les résultats de l’Expérience 6, dans laquelle l’interaction des facteurs niveau, champ et catégorie est significative sur l’ensemble des enfants de 6 à 10 ans, témoignant d’un avantage significatif de l’HG pour le niveau local des lettres hiérarchisées et d’un avantage (également significatif) de l’HD pour le niveau local des dessins d’objets hiérarchisés. Si cette configuration des résultats s’observe lorsque les 144 enfants de l’étude sont rassemblés pour l’analyse, il s’avère toutefois que l’interaction des trois facteurs catégorie, niveau et champ, étudiée séparément pour chaque tranche d’âge, n’approche la significativité qu’à partir de 8 ans.