Développement de la sensibilité à l’interférence entre 6 et 10 ans

Pour finir, nous avons également étudié le développement de la sensibilité des enfants à l’interférence issue d’un niveau d’analyse que la consigne demande d’inhiber, dans l’Expérience 6.

Les enfants de 6 à 10 ans, comme les adultes, ont présenté une forte sensibilité à la perturbation induite par la présence d’une information concurrente, située au niveau qu’ils doivent pourtant ignorer. Cette vulnérabilité n’est pas étonnante, compte tenu des travaux dont nous avons synthétisé les résultats dans la partie 2.2.4. du Chapitre II, à propos du développement progressif des capacités de filtrage chez l’enfant, aussi bien pour la souplesse de l’ajustement d’une fenêtre attentionnelle (Enns, & Girgus, 1985 ; Pasto, & Burack, 1997), que pour la focalisation volontaire de l’attention (Enns, & Trick, in press) et les capacités d’inhibition d’informations visuelles (Camus, 2003 ; Enns, & Akhtar, 1989 ; Enns & Cameron, 1987 ; Porporino, Shore, Iarocci, & Burack, 2004 ; Ridderinkhof, van der Molen, Band, & Bashore, 1997 ; Tipper, Bourque, Anderson, & Brenaut, 1989 ; Williams, Ponesse, Schachar, Logan, & Tannock, 1999).

Comme les adultes, les enfants dans leur ensemble sont cependant moins perturbés par l’interférence lorsque le stimulus est présenté en CVG-HD plutôt qu’en CVD-HG. Ce résultat est cohérent avec le fait que l’implication de structures cérébrales de l’HD est souvent évoquée pour les mécanismes d’inhibition. Par exemple, lorsqu’il s’agit de réprimer l’exécution d’une réponse motrice, Garavan, Ross et Stein (1999) ont mis en évidence, à partir de données en IRMf, l’implication d’un ensemble de régions largement distribuées mais latéralisées dans l’HD, notamment dans les gyri frontaux inférieur et médian, dans les aires limbiques frontales, la région antérieure de l’insula, mais aussi le lobe pariétal inférieur. Plus largement, en dehors du seul domaine de l’inhibition de réponses ou de traitement d’informations perceptives, des lésions de l’HD (notamment dans la région orbito-frontale) sont associées aux syndromes de désinhibition chez des personnes âgées (Shulman, 1997). Chez les enfants atteints de troubles de l’attention avec hyperactivité, des données en IRMf ont encore permis de montrer la relation entre les capacités d’inhibition de réponse et le réseau fronto-striatal droit (Casey, & al., 1997). Il n’est donc pas très étonnant que le processus permettant d’inhiber une information visuelle non pertinente au sein d’un objet perçu rapidement soit réalisé plus efficacement lorsque l’information est plus directement adressée à l’HD.

Un résultat plus original de cette recherche est la mise en place progressive de l’asymétrie de l’interférence, que nous avions prédite dans l’Hypothèse 3d. Des travaux conduit chez l’enfant ont, nous l’avons expliqué dans la partie théorique, montré que le développement des compétences à traiter les niveaux global et local suivent des parcours développementaux dont les rythmes sont différents : les compétences à traiter l’information locale atteignent un palier plus rapidement que les compétences à traiter le niveau global, qui progressent jusqu’à des étapes tardives de l’enfance (Burack, Enns, Iaconni, & Randolph, 2000 ; Dukette & Stiles, 1996, 2001 ; Enns, Burack, Iaconni, & Randolph, 2000). Dans notre travail, nous avons voulu montrer qu’il en est de même des mécanismes d’inhibition associés à l’un et l’autre niveaux d’information dans les stimuli visuels complexes. Les résultats présentés par Porporino et ses collègues (2004) nous avaient suggéré que le sens de l’asymétrie de ces trajectoires développementales serait au détriment de l’inhibition de l’information locale, qui mettrait plus longtemps à devenir mature, lorsque la consigne requiert la sélection du niveau global. En effet, ces auteurs ont montré que la présence de distracteurs est plus perturbante pour le traitement global que pour le traitement local d’un stimulus hiérarchisé, chez des enfants de 6 à 8 ans. Les données que nous avons observées vont dans le sens de notre hypothèse, puisqu’elles montrent que l’enfant atteint rapidement les limites de ses capacités d’inhibition d’information au niveau global, alors que son mécanisme d’inhibition de l’information locale continue à s’améliorer pendant une période plus longue. Il s’ensuit que l’asymétrie classique de l’interférence est plus nette chez les enfants de 10 ans que chez ceux de 8 ans, et encore plus qu’à 6 ans. Grâce à ce prolongement du développement de leur mécanisme d’inhibition des détails d’une information visuelle complexe, les enfants vont peu à peu s’affranchir de l’interférence issue du niveau local.

La différence des trajectoires développementales de ces mécanismes d’inhibition perceptive, selon le niveau de complexité visé dans l’objet, constitue aussi un argument pour leur relative indépendance. C’est en grande partie ce qui motivera, dans le Chapitre III de notre thèse, une hypothèse à propos d’un déficit spécifique de l’un de ces mécanismes, celui dont la trajectoire développementale est la plus longue, dans le cadre d’une pathologie de l’apprentissage de la lecture.