3. Corrélats neuroanatomiques de la dyslexie développementale

Nous avons vu que les dyslexies développementales doivent être distinguées des dyslexies acquises qui sont la conséquence de lésions cérébrales. Néanmoins, les zones cérébrales lésées induisant une perte des capacités de lecture chez l’adulte pourraient être les mêmes que celles faisant l’objet de malformations ou de dysfonctionnements chez l’enfant. Grâce à des études post-mortem (travaux de Galaburda et de son équipe entre 1979 et 1985) et au développement des techniques d’imagerie cérébrale, non seulement l’activité cérébrale liée à la lecture normale est de plus en plus précisément décrite (Démonet, Taylor, & Chaix, 2004 ; Price, Wise, Watson, Patterson, Howard, & Frackoviak,1994), mais des arguments en faveur d’explications neuroanatomiques de la dyslexie sont proposés, à partir de l’observation d’anomalies tant morphologiques qu’anatomo-fonctionnelles. Nous proposons à ce sujet une rapide synthèse (pour une revue, voir Habib, 2000 ; Ramus, 2003).

Plusieurs anomalies morphologiques, liées à une maturation cérébrale anormale, ont été relatées. Il s’agit notamment d’ectopies, de polymicrogyri et de dysplasies particulièrement nombreux en région périsylvienne gauche et traduisant une migration anormale et une accumulation focale des neurones en cours de maturation, dans des aires cérébrales connues pour leur rôle majeur dans les traitements verbaux (Galaburda, & Kemper, 1979 ; Galaburda, 2002). Par ailleurs, des anomalies de l’asymétrie de certaines régions intervenant dans les traitements langagiers sont relatées, bien que la controverse subsiste quant aux aires cérébrales concernées, notamment le planum temporale (Hugdahl, & al., 2003 ; Larsen, Hoien, Lundberg, & Odegaard, 1990)  et une partie du lobe pariétal inférieur (Heiervang & al., 2000 ; Leonard & al., 1993). Ces anomalies de l’asymétrie sont délicates à interpréter, car elles ne sont pas systématiques chez les dyslexiques (Rumsey, Donohue, Brady, Nace, Giedd, & Andreason, 1997) et sont relevées également dans d’autres pathologies, notamment la schizophrénie. Plutôt que de fournir une explication directe, elles pourraient refléter un facteur de risque pouvant s’exprimer par divers troubles neuro-développementaux (Edgar, & al., 2005). Des travaux en génétique montrent par exemple que l’asymétrie cérébrale atypique est vraisemblablement une expression phénotypique de gènes situés dans des régions de chromosomes présentant une forte similarité dans les cas d’autisme, d’hyperactivité et de dyslexie (Smalley, Loo, Yang, & Cantor, 2005). Il n’en demeure pas moins que l’absence d’asymétrie dans la région du planum temporale est associée à des déficits linguistiques (Morgan & Hynd, 1998). Par ailleurs, le corps calleux est parfois décrit comme plus grand et épais (surtout pour la partie postérieure) dans le cerveau de dyslexiques, anomalies corrélées au degré de déficit phonologique des patients (Robichon, & Habib, 1998). Il pourrait expliquer le transfert inter-hémisphérique anormal parfois décrit (Davidson, & Saron, 1992 ; Duara, & al., 1991, la latéralisation insuffisante de la spécialisation pour des fonctions langagières dans les régions corticales postérieures (Rumsey & al., 1997), ou encore le déficit d’intégration inter-hémisphérique parfois évoqué pour les traitements visuo-spatiaux (Badzakova-Trajkov, Hamm, & Waldie, 2005). Un autre type d’altération morphologique est encore associé à la dyslexie : une réduction de la densité de matière grise dans les lobes temporaux et une augmentation de celle-ci dans des régions frontales (Vinckenbosch, Robichon, & Eliez, 2005). Cette densité locale est corrélée aux performances dans une tâche de jugement de rimes, résultat permettant de relier caractéristiques structurales et compétences phonologiques qui, nous l’avons vu, sont en cause dans la dyslexie. D’autres caractéristiques neurobiologiques relatives au volume de matière blanche dans la région temporo-pariétale gauche, ou au volume de matière grise dans le gyrus lingual, le lobule pariétal inférieur gauche et le cervelet, découvertes récemment grâce à de nouvelles méthodes morphométriques, sont progressivement reliées à des hypothèses d’explication précises (Eckert, & al., 2005), que nous détaillerons dans la partie 4 de ce chapitre.

Par ailleurs, des anomalies des connexions fonctionnelles entre certaines aires cérébrales sont aussi relatés. Simos et ses collègues (2000) ont ainsi observé une configuration inhabituelle des connexions fonctionnelles entre des aires cérébrales impliquées en lecture : la reconnaissance de mot s’accompagne d’une activation temporale gauche suivie d’une activation des aires temporo-pariétales droites chez les enfants dyslexiques, mais des aires temporo-pariétales gauches chez les enfants sans trouble de la lecture. Paulesu et ses collègues (1996) (cités par Ramus, 2003) ont pour leur part décrit une trop faible connectivité entre les aires cérébrales normalement impliquées dans les traitements langagiers, ce qui compromet leur activation simultanée. Ainsi, dans deux tâches phonologiques (l’une de jugement de rimes, l’autre de mémoire à court terme), la totalité des aires du langage est activée, à des degrés d’implication variés, chez les lecteurs sans difficulté (cortex pariétal inférieur, aire de Broca, aire de Wernicke, insula), les dyslexiques ne les activant qu’à l’économie : seule l’aire de Broca est activée pour le jugement de rimes et seule l’aire de Wernicke l’est pour la tâche impliquant la mémoire à court terme. Les dyslexiques se distingueraient aussi par une réduction des activations cérébrales dans le gyrus angulaire (Rumsey, & al., 1999 ; Shaywitz, & al., 2002, Cités par Ramus, 2003) et le gyrus supra-marginal (Brunswick, McCrory, Price, Frith, & Frith, 1999 ; Paulesu, & al., 2001). Les anomalies de l’activation cérébrale relevées chez les dyslexiques ne varieraient pas d’une culture à l’autre, malgré les différences majeures quant à la phonologie des langues parlées (Paulesu, & al., 2001, cités par Ramus, 2003) et une activation anormalement faible de la jonction occipito-temporale gauche (dont nous avons parlé pour le traitement des mots et des lettres) est par exemple observée pour le traitement de mots en français, en anglais, comme en italien (Paulesu, & al., 2001 ; Silani, & al., 2005).

Le constat d’anomalies neuro-anatomiques et neuro-fonctionnelles ne présente un intérêt que dans ses liens avec le déficit de mécanismes cognitifs précis, c’est l’effort réalisé par les recherches actuelles en neuroscience cognitive. Dans le cadre de cette thèse, les perturbations de l’asymétrie hémisphérique nous interpellent particulièrement, étant données nos interrogations sur l’asymétrie hémisphérique pour le traitement des niveaux d’analyse global/local des objets visuels complexes. De même, les anomalies morphologiques et fonctionnelles impliquant des régions importantes pour la phonologie présentent pour nous l’intérêt d’être liées aux aspects linguistiques des traitements, ce qui pourrait avoir une incidence sur la prise en charge, différencié ou non, des stimuli hiérarchisés selon la catégorie (alphabétique ou non) de l’information qu’ils contiennent.