4.3. L’hypothèse visuelle ou magnocellulaire

D’autres hypothèses d’explication de la dyslexie développementale confèrent un rôle plus déterminant aux troubles sensoriels. C’est le cas de l’hypothèse d’un déficit du traitement visuel, attribué à une anomalie des voies neuronales de type magnocellulaire. Cette hypothèse s’appuie sur des données psychophysiques (Slaghuis, & Ryan, 1999), électrophysiologiques (Livingstone Livingtstone, Rosen, Drislane, & Galaburda, 1991), mais aussi morphologiques, puisque les couches magnocellulaires contiendraient des cellules de taille anormale en cas de dyslexie et seraient désorganisées au niveau du corps genouillé latéral (Jenner, Rosen, & Galaburda, 1999). Le système magnocellulaire pourrait fonctionner relativement bien à la périphérie, les perturbations intervenant surtout dans ses projections vers les aires visuelles de plus haut niveau, et même vers le lobe pariétal, ce qui permet d’envisager une coordination entre les hypothèses magnocellulaire et visuo-attentionnelle de la dyslexie ( Talcott, Hansen, Assoku, & Stein, 2000). Le système magnocellulaire se caractérise par ses réponses à des stimuli visuels brefs et à changement rapide. Le traitement des images de mots, mobiles sur la rétine, et la succession rapide de l’information visuelle en lecture en dépendraient donc en grande partie. Or, les enfants dyslexiques ont justement des difficultés à traiter des stimuli qui se succèdent rapidement (Visser, Boden, & Giaschi, 2004). Ce système est également spécialisé dans certains traitements repérés comme déficitaires chez certains dyslexiques : le traitement des basses fréquences spatiales, des contrastes ( Lovegrove, Martin, Bowling, Blackwood, Badcock, & Paxton, 1982), la sensibilité au mouvement cohérent (Cornelissen Richardson, Mason, Foroler, & Stein, 1995 ; Eden Van Mater, Rumsey, Maisog, Woods, & Zeffiro, 1996). L’une des fonctions du système magnocellulaire étant de détecter les mouvements involontaires des images sur la rétine, afin de stabiliser le regard, son déficit s’accompagnerait d’une augmentation des mouvements oculaires involontaires, conduisant à intervertir des lettres ou à avoir l’impression de lire des lettres en mouvement (Eden, Stein, Wood, & Wood, 1995). Certaines tentatives de remédiation ont directement porté sur ces aspects (Stein, Richardson, & Fowler, 2000). Notons cependant que le trouble magnocellulaire concerne surtout des enfants avec un retard de lecture majeur (au moins quatre à cinq ans de retard de lecture).

Dans le domaine des déficits visuels de bas niveau pouvant être associés à la dyslexie, des travaux évoquant aussi une difficulté particulière à effectuer un groupement rapide d’objets sur la base de leur similarité de forme (critère gestaltiste que nous avons présenté comme pouvant organiser rapidement une configuration visuelle, qui attirera ensuite l’attention), lorsque les éléments sont organisés en ligne. Ce point nous paraît intéressant par rapport aux capacités de traitement configural. Des expériences utilisant la procédure de familiarisation et de préférence pour la nouveauté ont montré que des bébés de 6-7 mois (mais pas à 3-4 mois) sont sensibles à l’organisation en lignes ou en colonnes d’un ensemble d’éléments (une matrice de cercles et de carrés), lorsque cette organisation est basée sur la ressemblance de forme (Quinn, Bhatt, Brush, Grimes, & Sharpnack, 2002), ce qui n’est pas vrai à 3-4 mois moins que la familiarisation s’effectue à partir d’exemples plus variés (Quinn & Bhatt, 2005). Ce processus de groupement est plus tardif que celui permettant au bébé d’organiser spontanément, dès 3-4 mois, des éléments en lignes ou colonnes selon leur luminosité. Chez les adultes, un déficit curieux a été repéré par Lewis et Frick (1999) : certains sont insensibles à l’organisation en lignes basée sur la similarité de forme des éléments (row blindness), sans que cela soit nécessairement assorti d’une difficulté pour les colonnes, et les auteurs montrent une corrélation entre ce déficit et des difficultés de lecture (ce déficit expliquerait 21% de la variance dans les épreuves de lecture). L’échantillon étudié n’est pas très grand et ce résultat est à interpréter avec prudence, mais 62% des sujets dyslexiques testés par ces auteurs présentent ce déficit. L’interprétation de cette corrélation est délicate, mais il est peu probable que l’habileté à effectuer les groupements en lignes soit conditionnée par la pratique de la lecture, car les sujets de l’expérience n’ont pas appris à lire en colonne et ils sont pourtant capables de faire des groupements en colonnes. Il se peut, au contraire, que la row blindness participe à l’établissement d’une dyslexie, ou que dyslexie et row blindness soient issues d’un déficit cérébral unique. Les auteurs font notamment un rapprochement entre la petite taille et la désorganisation des cellules de type Magno dans le corps genouillé latéral et le fait que la voie magnocellulaire soit particulièrement impliquée dans certains groupements selon des critères gestaltistes (Livingstone, Rosen, Drislane, & Galaburda, 1991). La row blindness pourrait être en ce cas considérée, sinon comme une cause, en tout cas comme un marqueur potentiel de la dyslexie. Un argument va cependant dans le sens d’une relation de cause à effet : les personnes atteintes de row blindness disposent spontanément une page à lire selon un angle de 10-35° pour faire en sorte que les phrases ne forment pas des lignes horizontales. Elles n’ont généralement pas conscience de cette stratégie, qui pourrait en fait les aider à mieux percevoir l’alignement des lettres.