4.5.2. Cadres théoriques pour l’hypothèse de déficits visuo-attentionnels

Le modèle de la double voie offre un cadre peu propice à la compréhension des troubles visuo-attentionnels observés chez certains enfants dyslexiques car le mécanisme d’attention visuo-spatiale y sont peu évoqués. La théorie de Laberge et Brown (1989) constitue pour cela un cadre plus approprié. Selon ce modèle, l’attention serait mobilisée différemment selon la familiarité du mot à traiter. Les mots familiers pourraient faire l’objet d’un ajustement automatique et immédiatement efficace de la fenêtre attentionnelle sur l’ensemble du stimulus, alors que des mots moins fréquents ou des pseudo-mots impliqueraient une étape supplémentaire de focalisation séquentielle de l’attention sur les sous-unités (lettres, syllabes) les plus familières.

Ans, Carbonnel et Valdois (1998) s’appuient sur ces idées pour proposer un modèle connexionniste de la lecture, susceptible de rendre compte de différents déficits dans des cas de dyslexie. En outre, celui-ci tient compte de la dynamique d’apprentissage de la lecture ; il est donc davantage adapté pour une réflexion sur les dyslexies développementales. Il est sous-tendu par deux hypothèses principales : une interaction forte entre orthographe et phonologie et une auto-structuration du système basée sur le renforcement des connexions du réseau. Nous en présenterons ici les principales étapes (pour une description détaillée, voir Bosse, & Valdois, 2003 ; Valdois, Bosse, & Tainturier, 2004). Face à une entrée orthographique, la fenêtre visuo-attentionnelle (FVA) engloberait la totalité du mot (couche orthographique O1). L’activation des unités de O1 se propagerait à celles de la couche ME (mémoire épisodique) où sont stockées toutes les représentations orthographiques du lecteur. La ME génèrerait alors deux patterns correspondant au stimulus cible : l’un adressé à la couche orthographique O2, le second à la représentation phonologique P. Le système comparerait ensuite le pattern activé dans O1 au pattern adressé à O2. S’ils correspondent, alors P est acceptée et le mot est lu : cela correspond à la procédure par adressage, qualifiée ici de globale. Par contre, si O2 et O1 diffèrent (i.e., si le stimulus n’est pas présent dans le stock lexical orthographique), cette procédure serait alors en échec et le traitement basculerait en procédure analytique. La FVA se réduirait pour cela à la plus large portion du stimulus reconnaissable par le système, traitée sur le même mode que dans la procédure globale, jusqu’à la comparaison de O1 et O2. S’ils sont identiques, la forme phonologique équivalente à la portion du stimulus traitée serait stockée en mémoire temporaire phonologique (MTP) et la FVA se décalerait à la portion suivante du stimulus. Une fois toutes traitées, les unités seraient fusionnées en une séquence phonologique entière et le mot pourrait être lu.

L’originalité de ce modèle est multiple. Il ne nécessite pas de système de règles de conversion grapho-phonémiques et décrit une procédure unique, par activation de traces lexicales mémorisées. Il décrit bien deux voies de lecture distinctes mais recrutant les mêmes sous-systèmes. Leurs mécanismes sont identiques, seule la taille de la FVA (déterminée par la familiarité des mots) et le mode de d’implication des composants phonologiques (en une étape vs. en plusieurs étapes successives) les différencient. Dans ce modèle, des composantes phonologiques et visuo-attentionnelles ont leur place, et il devient possible d’envisager des perturbations des unes ou des autres dans des formes différentes de dyslexie.

Dans les termes de ce modèle, la dyslexie développementale phonologiquedécoule d’une difficulté à acquérir les traces mnésiques des segments de mots, qui entraînerait une difficulté majeure en lecture de non-mots et, secondairement, ralentirait l’acquisition des représentations orthographiques spécifiques des mots. Cela rendrait compte des profils comportementaux de dyslexiques de type mixte, alors que le trouble sous-jacent est de nature purement phonologique.

Dans ce cadre, la dyslexie développementale de surface serait, quant à elle, caractérisée par un trouble visuo-attentionnel avec une réduction de la taille de la FVA altérant la procédure d’adressage. Concrètement, la quantité d’éléments visuels distincts pouvant être traités en parallèle serait réduite (Bosse, Tainturier, & Valdois, 2006). Alors que des segments de mots seraient bien mémorisés, le stockage de traces-mots et donc l’acquisition de représentations orthographiques serait entravés, rendant difficile la lecture de mots irréguliers. De plus, la réduction de la FVA gênerait certaines conversions graphème-phonème pour les di- et trigraphes et compromettrait surtout le traitement en parallèle des unités infra-lexicales. La répartition de l’attention ne pourrait se faire de façon homogène, complète et efficace sur le mot. Cela pourra aboutir, là aussi, à un profil comportemental mixte alors que le trouble cognitif sous-jacent est purement visuo-attentionnel.

Dès lors, il semble de plus en plus nécessaire de ne pas se contenter de la description du profil comportemental, mais de caractériser le trouble cognitif responsable de la dyslexie du patient et de créer des outils permettant d’en détecter la nature pour adapter la prise en charge. C’est ce à quoi cette dernière partie de notre recherche se propose de contribuer.