4.5.3. Données sur les déficits de divers mécanismes visuo-attentionnels

La perturbation de plusieurs mécanismes d’attention visuo-spatiale a été évoquée par divers travaux chez des enfants dyslexiques. Il s’agit essentiellement de troubles relevant de l’attention sélective et impliquant des aires corticales pariétales (Jaskowski & Rusiak, 2005 ; Wimmer, Hutzler, & Wiener, 2002) ; l’alerte n’est par exemple pas en cause ( Bednarek, & al., 2004). Nous parlerons tout d’abord d’un déficit de l’orientation volontaire (endogène) de l’attention, qui se traduit notamment par des difficultés à rechercher une cible parmi de multiples distracteurs. A partir de l’examen de la littérature sur le sujet, il semble que trois types d’explications se dégagent pour rendre compte de ces difficultés. Nous verrons successivement que peuvent être évoquées 1/ une distribution anormale de l’attention dans l’espace, 2/ des difficultés de focalisation attentionnelle basées sur un problème de taille de la fenêtre visuo-attentionnelle, 3/ des difficultés de filtrage liées au déficit de mécanismes d’inhibition. Notre hypothèse prendra place dans ce dernier type d’explication.

Desdifficultés d’orientation volontaire de l’attentionont été décrites chez des enfants dyslexiques. Dans des tâches de recherche de cibles, ils sont en effet plus perturbés que les sujets contrôles lorsque le nombre de distracteurs augmente (Stein, 1991). Ils présentent en particulier un déficit marqué lorsqu’ils doivent rechercher activement des O parmi des Q (condition nécessitant un traitement sériel/attentionnel), alors que leurs performances sont dans la norme lorsque la tâche implique un traitement automatique (recherche d’un Q parmi des O) (Marendaz, Valdois, & Walch, 1996 ; Vidyasagar & Krammer, 1999 ; voir aussi Casco & Prunetti, 1996 pour des enfants mauvais lecteurs). Des expériences dans lesquelles l’orientation de l’attention est dirigée par l’apparition d’un indice périphérique montrent aussi certaines anomalies de l’orientation exogène de l’attention, un tel indice n’étant pas efficace si le SOA est très court (Facoetti, Paganoni, Turatto, Marzola, & Mascetti, 2000), ce qui témoigne d’une certaine inertie de l’attention et conduit à l’idée d’une distribution attentionnelle assez diffuse chez les dyslexiques.

Une distribution anormale de l’attention dans l’espace a été évoquée essentiellement dans les travaux de Facoetti et son équipe. Ils montrent par exemple que la distribution de l’attention de part et d’autre d’un point de fixation n’est pas la même chez les personnes dyslexiques et chez les sujets contrôles (Facoetti, Paganoni, & Lorusso, 2000) : alors que la détection d’une cible est d’autant plus difficile que son excentricité s’accroît par rapport au point de fixation central chez les sujets contrôles, les enfants dyslexiques ne sont pas influencés par ce facteur, ce qui traduirait une distribution plus diffuse de l’attention dans l’espace. Cette caractéristique de la distribution spatiale des ressources se vérifie aussi lorsque la tâche est plus difficile, parce qu’il s’agit de rechercher une cible parmi de nombreux distracteurs.

Par ailleurs, cette attention, bien que diffuse, se caractériserait aussi par une distribution asymétrique à gauche et à droite (Hari & Koivikko, 1999). Dans des tâches de recherche visuelle, les omissions de cibles sont par exemple plus fréquentes dans le champ visuel gauche que dans le champ droit (Fowler, Riddell, & Stein, 1990). De plus, alors que le traitement d’une cible centrale est détérioré chez des enfants contrôles par la présence proche d’un stimulus visuel (‘flanker’) dont le contenu évoque une réponse incompatible avec celle de la cible, que ce distracteur soit présenté à sa gauche ou à sa droite, les enfants dyslexiques sont perturbés de manière disproportionnée par un distracteur à droite, et de manière anormalement faible par un distrateur à gauche (Facoetti, & Turatto, 2000). Un tel résultat contribue à alimenter l’hypothèse d’un trouble qualifié de ‘mini-négligence gauche’ chez les enfants dyslexiques. Celui-ci pourrait entraver la lecture en réduisant les possibilités de saccades régressives. Ces résultats témoignent aussi d’une difficulté à inhiber une information visuelle non pertinente située à droite et nous reviendrons sur cette difficulté impliquant un mécanisme inhibiteur. Des épreuves réalisées avec un indiçage spatial exogène sont aussi interprétables dans les termes de cette répartition anormale de l’attention à gauche et à droite. De tels indices exercent chez les sujets contrôles le même effet dans les champs gauche et droit, alors que l’effet est plus fort à gauche et presque inexistant à droite chez les dyslexiques (Facoetti, Turatto, Lorusso, & Mascetti, 2001). Le faible effet d’indiçage à droite pourrait s’expliquer par une concentration de l’attention déjà mobilisée de ce côté, par défaut, chez les dyslexiques. Cela expliquerait qu’un indice exogène à droite n’ait que peu d’impact. Dans l’ensemble, la réduction de l’attention à gauche et la focalisation par défaut à droite sont interprétées par les auteurs comme le produit d’un dysfonctionnement de structures cérébrales dans le lobe pariétal droit, puisque des patients atteints de lésions cérébrales dans cette région présentent les mêmes particularités. Des données en potentiels évoqués confortent aussi cette idée (Wimmer, Hutzler, & Wiener, 2002). Ce type d’interprétation, clairement centré sur les processus attentionnels, n’est pas incompatible avec la théorie magnocellulaire de la dyslexie, puisque le lobe pariétal reçoit des informations majoritairement issues de la voie magnocellulaire.

En dehors des aspects relatifs à l’orientation, l’attention visuo-spatiale des dyslexiques présenterait aussi des anomalies pour la focalisation, qui implique notamment le contrôle de la taille de la fenêtre attentionnelle. Nous avons vu que l’attention des dyslexiques étaient répartie assez largement, mais de façon diffuse : cela peut traduire des difficultés à adapter la fenêtre attentionnelle, opération qui participe au filtrage. Les bons lecteurs parviennent à ajuster le faisceau attentionnel sur les unités familières (le mot entier, s’il est familier, des unités infra-lexicales s’il est non familier). Comme dans les tâches de recherche visuelle, l’apprentissage de la lecture nécessite ces mécanismes pour permettre l’encodage de la position des lettres lors de leur identification dans la séquence. Dans les deux tâches, un faisceau attentionnel dirigé par le cortex pariétal sélectionnerait successivement, sur le cortex visuel primaire, des blocs d’une à deux lettres dans l’ensemble des 7 ou 8 caractères extraits lors d’une fixation oculaire. Grâce à cette modulation attentionnelle pariétale, l’information dans le cortex visuel primaire serait adressée séquentiellement aux régions temporales qui identifieraient ainsi les lettres en tenant compte de leur position (Vidyasagar, 2004). L’étude d’un cas d’enfant dyslexique de surface montre justement chez lui un déficit spécifique de l’encodage de l’ordre des symboles visuels (Romani, Ward, & Olson, 1999). Chez l’enfant dyslexique, ce mécanisme pourrait donc être entravé, soit à cause d’un manque de précision des informations visuelles procurées par un système magnocellulaire déficient au niveau du noyau géniculé latéral (Iles, Walsh, & Richardson, 2000), soit à la suite d’une détérioration de plus haut niveau impliquant le cortex pariétal lui-même. Cette façon d’expliquer les choses revient à dire que les dyslexiques souffriraient d’une réduction de la fenêtre attentionnelle, c’est-à-dire d’une réduction de la taille de l’espace sur lequel ils sont capables d’extraire de l’information en parallèle pour la traiter de manière précise (i.e., à la fois pour identifier les unités et coder leurs positions). C’est en ces termes que Bosse, Tainturier et Valdois (2006) décrivent par exemple une réduction de l’empan visuo-attentionnel.

Le filtrage de l’information est un processus qui n’implique pas seulement le mécanisme d’ajustement d’une fenêtre attentionnelle, il se fonde aussi sur un processus d’inhibition de l’information non pertinente. Les travaux de Facoetti, Lorusso, Paganoni, Umiltà et Mascetti (2003) ont, ici encore, apporté des éléments importants. Ces auteurs ont proposé une tâche d’indiçage (indices valides, non-valides, ou neutres). Ils évaluent la participation d’un mécanisme d’inhibition en comparant les performances dans les conditions non valide et neutre. En effet, en condition non valide, l’indice conduit par exemple à sélectionner une région à gauche, ce qui correspondrait à un ajustement de la fenêtre dans le champ gauche et à une inhibition de la région droite ; la cible, qui apparaîtra à droite dans notre exemple, sera donc particulièrement difficile à traiter pour ces deux raisons. Un bon moyen d’évaluer la part que cet effet négatif doit au mécanisme d’inhibition est de comparer les résultats en condition non valide et en condition neutre, cette dernière n’ayant, quant à elle, pas permis d’inhiber quoi que ce soit. Aussi, l’observation d’une différence de performances entre les conditions neutre et non valide indique que le sujet a mis en œuvre un mécanisme d’inhibition. Or, Facoetti et ses collègues (2003) ont montré que, contrairement aux sujets contrôles, les dyslexiques ne présentent pas cet effet. Il semble donc que ces personnes présentent un déficit d’inhibition dans le domaine visuo-spatial.

Concernant les capacités d’inhibition des informations selon leur excentricité par rapport à l’information centrale pour la réponse, les travaux de Geiger et de ses collègues peuvent être évoqués. Ils confirment eux aussi que l’attention est distribuée de façon diffuse sur un large espace, et l’information la plus périphérique, normalement filtrée, fait l’objet d’un traitement trop approfondi chez certains dyslexiques. Non inhibée, cette information perturbe le traitement d’une cible centrale. Ces personnes subissent non seulement un très fort masquage de la cible centrale par un distracteur très proche (Pernet, Valdois, Celsis, & Démonet, 2006 ; Geiger & Lettvin, 1997), mais sont aussi anormalement perturbées par des distracteurs très éloignés (surtout s’ils sont à droite). Chez les personnes non dyslexiques, l’ensemble des distracteurs éloignés est au contraire soumis à un processus actif (le ‘masquage latéral’) qui les réduit au statut de simple texture permettant de bien faire ressortir la forme sur le fond (Geiger, Lettvin, & Fahle, 1994). Chez les personnes dyslexiques, ce processus actif de masquage des éléments distracteurs éloignés ne serait pas harmonieusement réparti dans le champ visuel et serait peu performant dans le champ correspondant au sens de la lecture (champ droit dans notre type d’écriture), mais pourrait faire l’objet d’une rééducation efficace (Geiger & Lettvin, 2000). En lecture, cette difficulté de filtrage de l’information située à droite pourrait entraver le traitement optimum de la lettre ou du mot visé.

Des résultats récents ont montré que la distribution particulière du masquage latéral est un phénomène commun à différents types de dyslexie. Pour notre part, nous proposons une hypothèse supposant le déficit d’un mécanisme d’inhibition assez précis (dédié à l’inhibition de l’information sur les détails d’un objet comportant de l’information à plusieurs niveaux de complexité) et spécifique à un type de dyslexie. Les enfants concernés seront sélectionnés parce qu’ils présentent une dyslexie sans troubles phonologique majeur, et nous écarterons de notre échantillon les enfants qui, parmi eux, un Trouble Déficitaire de l’Attention avec ou sans Hyperactivité (TDA/H).