Un déficit d’attention visuo-spatiale propre aux enfants dyslexiques sans trouble phonologique

Une première anomalie qui caractérise les performances des enfants dyslexiques sans trouble phonologique se manifeste a priori à leur avantage : ils présentent une exactitude étonnante pour le traitement du niveau local. Alors que, d’une manière générale, les performances des deux groupes de dyslexiques sont bien équilibrées, les enfants dyslexiques sans trouble phonologique sont en effet significativement plus précis dans leurs réponses que les autres enfants dyslexiques, spécifiquement pour le traitement de ce niveau.

Ce qui se traduit ici par un avantage, se traduit ailleurs par un effet négatif : lorsqu’une information concurrente pour la réponse est située au niveau local, alors que la consigne requiert une focalisation de l’attention au niveau global, cette information locale perturbe de manière anormalement forte les enfants dyslexiques sans trouble phonologique. En effet, les interactions significatives Interférence X Niveau X Groupe sur les temps de réponse et sur les taux d’erreurs traduisent, sur ces deux variables, le fait qu’une asymétrie de l’effet d’interférence se manifeste chez les enfants contrôles appariés pour l’âge chronologique, les contrôles appariés pour l’âge lexique et les enfants dyslexiques avec trouble phonologique, mais pas chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique : dans les trois premiers groupes, les réponses sont ralenties et moins exactes surtout (et parfois seulement si) l’interférence est issue du niveau global, phénomène classique participant à l’avantage du niveau global, alors que les enfants dyslexiques sans trouble phonologique sont significativement ralentis par les deux types d’interférence, sans que ce phénomène soit contredit par les données sur les taux d’erreurs. L’ensemble de ces données contribue donc à conforter notre Hypothèse 4c. De plus, le fait que les enfants dyslexiques sans trouble phonologique se distinguent en cela non seulement des enfants normo-lecteurs de leur âge, mais aussi les normo-lecteurs plus jeunes appariés en âge lexique suggère que cette anomalie traduit un déficit cognitif important, qui ne se limite pas à un simple retard de développement.

Deux précisions semblent importantes pour mieux comprendre la nature de l’anomalie observée ici chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique.

La première est que l’absence d’asymétrie de l’interférence chez ces enfants s’accompagne d’un avantage pour le niveau global en terme de temps de réponse et d’exactitude. Certes, nous avons vu que les enfants dyslexiques sans trouble phonologique commettent moins d’erreurs que les enfants dyslexiques avec trouble phonologique pour les cibles locales, mais dans chacun des groupes un avantage du niveau global est tout de même présent. Cela réplique les résultats d’autres travaux ayant montré que les deux composantes de l’avantage du niveau global ne sont pas toujours simultanément observées (LaGasse, 1993 ; Navon & Norman, 1983 ; Ridderinkhok & van der Molen, 1995) citer les auteurs de la partie, et qu’elles relèvent au moins en partie de mécanismes distincts, affectés de manière différente par des modifications des caractéristiques physiques des stimuli (Lamb & Robertson, 1989 ; Lamb & Yund, 1993 ; Lamb & Yund, 1996a), la manipulation de facteurs attentionnels (Lamb & Yund, 1993b), certaines lésions cérébrales (Lamb, Robertson, & Knight, 1989) ou l’âge des adultes testés (Bruyer, Scailquin, & Samson, 2003 ; Roux & Ceccaldi, 2001) : l’asymétrie de l’interférence reflèterait un phénomène d’ordre attentionnel, alors que l’avantage temporel pour le traitement du niveau global reposerait plus largement sur les aspects sensoriels des traitements (Blanca, Luna, Lopez-Montiel, Zalabardo, & rando, 2002 ; Hibi, Takeda, & Yagi, 2002 ; Humphreys, Riddoch, & quinlan, 1985 ; Lamb & Yund, 1996a ; Robertson & Lamb, 1991). Cela suggère aussi que, bien qu’elles exercent une interférence anormalement forte chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique, les informations situées au niveau local ne sont pas pour autant traitées plus efficacement, à bas niveau de traitement visuel. Un constat du même type a été fait par des chercheurs s’intéressant aux capacités de traitement global et local chez des bébés qualifiés de long-looker ou short-looker. Nous avons vu dans la partie théorique du Chapitre 2 (partie 2.1.3) que, après une durée de familiarisation adaptée, les enfants long-looker sont davantage attirés, dans la phase test, par une information nouvelle au niveau local plutôt qu’au niveau global, alors que l’attirance inverse est décrite chez les enfants short-looker (Colombo, Freeseman, Coldren, & Freck, 1995). Cela n’empêche pas que les deux groupes d’enfants présentent quand même une meilleure sensibilité à l’information globale qu’à l’information locale (Frick, Colombo, & Allen, 2000). Malgré leur meilleure sensibilité à l’information globale qu’à l’information locale, les enfants long-looker se caractériseraient donc par une attraction particulière de l’attention par les détails, qui mobiliseraient rapidement les ressources de traitement pour leur exploration. Sans chercher à assimiler les enfants dyslexiques sans trouble phonologique aux bébés long-lookers, une analogie est tout de même possible puisqu’il est question, dans les deux cas, d’une attraction particulière de l’attention par les informations de niveau local, non assortie d’une meilleure sensibilité visuelle de bas niveau pour le traitement des détails.

La deuxième précision permet de discuter l’Hypothèse 4d. L’intérêt d’utiliser des lettres et des dessins d’objets hiérarchisés est de s’assurer du caractère attentionnel du déficit observé chez les enfants dyslexiques avec trouble phonologique, alors que la seule utilisation, plus classique, de lettres hiérarchisées n’aurait pas permis d’exclure que le déficit en question soit relatif à la catégorie, ici linguistique, des stimuli proposés. A cet égard, nos résultats sont constants. Chez les enfants dyslexiques avec trouble phonologique, une interférence significative ne se produit sur les latences que si elle est issue du niveau local, aussi bien pour les dessins d’objets hiérarchisés que pour les lettres hiérarchisées (résultat non contredit par les données sur les taux d’erreurs), alors que chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique cette interférence est significative quel que soit le niveau dont elle est issue et ceci pour la catégorie des dessins d’objets comme pour celle des lettres. L’analyse des taux d’erreurs ne contredit pas, dans ce groupe non plus, cette configuration des effets, et dans le cas de ces derniers enfants, il se trouve même que l’interférence issue du niveau local est supérieure à celle venant du niveau global surtout dans le cas des dessins d’objets hiérarchisés. Tout cela contribue à considérer que le déficit cognitif mis à jour chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique dans cette Expérience 8 relève de l’attention visuo-spatiale et non d’une difficulté inhérente à la nature linguistique du matériel.