Particularité de la dominance hémisphérique pour les niveaux d’analyse et les catégories chez des enfants dyslexiques

L’une de ces particularités correspond à une dominance hémisphérique atypique pour le traitement des lettres hiérarchisées et des dessins d’objets hiérarchisés chez les enfants dyslexiques présentant un trouble phonologique. Nous trouvons des indices de ce phénomène dans les Expériences 7 et 8.

Rappelons tout d’abord que nous nous attendions à observer, chez les personnes non dyslexiques, des dominances hémisphériques différentes, voire opposées, pour le traitement des lettres et des dessins d’objets. Cette attente s’appuyait sur plusieurs faits. Tout d’abord, rappelons que pour interpréter leurs résultats témoignant d’une influence de la catégorie des stimuli sur la dominance hémisphérique pour les traitements global et local, Fink et ses collègues (1997b) ont évoqué la dominance de l’HG pour les traitements réalisés sur un matériel langagier (ce qui expliquerait les activations hémisphériques gauches pour le traitement local des lettres hiérarchisées) et la dominance de l’HD pour la reconnaissance d’objets (McCarthy, & Warrington, 1990) (ce qui expliquerait les activations hémisphériques droites pour le traitement local des dessins d’objets hiérarchisées). D’autre part, nous avons fait état, dans les parties 4.1. et 4.2. du Chapitre II, de travaux montrant que des unités orthographiques aussi petites que des lettres peuvent engager des mécanismes visuo-attentionnels de manière différente selon le champ visuel de présentation, c’est-à-dire selon l’hémisphère auquel les stimuli sont le plus directement adressés. Des triplets de lettres sont ainsi mieux identifiés s’ils sont présentés en CVD-HG plutôt qu’en CVG-HD (Eng & Hellige, 1994), ce qui s’expliquerait par une distribution à la fois plus rapide et homogène de l’attention sur l’ensemble des lettres en CVD-HG (Hellige & Scott, 1997). De plus, des recherches ont mis à jour chez l’adulte l’implication particulière d’une région cérébrale pour le traitement des lettres : il s’agit d’une spécialisation qui s’établit tardivement et témoigne de la plasticité cérébrale (Polk & Farah, 1998). La région VWFA (Visual Word Form Area) serait ainsi un support du traitement pré-lexical des mots écrits (Dehaene et al., 2002) :elle serait spécialisée dans l’extraction de la représentation abstraite d’une suite de lettres prenant en compte leur position précise. Elle est située dans le gyrus fusiforme médian gauche (Cohen et al., 2000 ; McCandliss et al., 2003) et, d’après Flowers et ses collègues (2004), une zone plus particulière pourrait même être spécifique au mécanisme précis d’identification des lettres (alors que la notion de VWFA implique aussi le codage de leur position). Un ensemble de données obtenues en imagerie cérébrale confirme l’implication de cette région latéralisée à gauche pour le traitement de simples lettres (Garrett et al., 2000 ; Polk et al. 2002), phénomène véritablement induit par le statut linguistique de ces dernières, puisqu’il ne se produit pas pour des lettres appartenant à un alphabet non connu du participant (Pernet, Celsis, & Démonet, 2005). La latéralisation gauche de ce support neuro-anatomique permettait d’attendre, dans le cas de lettres hiérarchisées comme dans celui de mots ou de pseudo-mots écrits, l’observation d’une dominance de l’HG.

Nous avons interprété dans les discussions spécifiques aux Expériences 7 et 8 les résultats obtenus à propos des phénomènes de dominance hémisphérique pour le traitement des catégories Lettre et Dessin d’objet chez les enfants dyslexiques.

Pour résumer, l’Expérience 8 apporte les arguments les plus directs à propos d’une anomalie de l’asymétrie hémisphérique pour le traitement des catégories Lettre et Dessin d’objet chez les enfants dyslexiques avec trouble phonologique (Bedoin, Lévy-Sebbag, & Kéïta, 2005). L’analyse des temps de réponse dans cette épreuve d’attention focalisée met en effet à jour une interaction significative entre les facteurs catégorie, champ et type de dyslexie : alors que les enfants dyslexiques sans trouble phonologique présentent une dominance de l’HG spécifique au traitement des lettres, les enfants dyslexiques avec trouble phonologique présentent cette dominance aussi bien pour les lettres que pour les dessins d’objets. Ils se caractérisent donc par une absence de spécificité de la dominance de l’HG pour le traitement du matériel alphabétique. Une restriction de la dominance de l’HG à la catégorie des lettres est pourtant déjà visible dans cette expérience dans le groupe d’enfants appariés pour l’âge lexique, mais bien plus jeunes en âge réel. L’évaluation de l’exactitude des réponses concorde avec ce constat : par rapport aux autres enfants dyslexiques ainsi qu’aux deux groupes d’enfants contrôles, les enfants dyslexiques avec trouble phonologique se caractérisent là aussi par un avantage général de l’HG pour l’une et l’autre catégories. Leur profil étant dissemblable de celui des enfants plus jeunes appariés en âge lexique, le fait que leur spécialisation hémisphérique gauche ne soit pas restreinte au matériel linguistique ne peut être interprété comme un simple retard de développement.

L’Expérience 7 apporte elle aussi des arguments dans le même sens, bien que globalement moins convaincants, car parfois issus d’interactions non significatives (Kéïta, Bedoin, Mérigot, & Herbillon, 2005). Dans cette épreuve d’attention divisée, les enfants dyslexiques dépourvus de trouble phonologique présentent un profil conforme à celui attendu pour un lecteur normal : nous ne recueillons certes pas d’indice d’une meilleure compétence de l’HD pour le traitement des dessins d’objets, mais nous observons dans ce groupe une dominance de l’HG seulement pour les lettres hiérarchisées. La dominance hémisphérique gauche pour les traitements langagiers semble donc bien se manifester chez eux, pour le traitement de simples lettres. Les enfants dyslexiques qui présentent un trouble phonologique se distinguent sur ce point. En effet, l’examen de leurs données dans cette expérience ne fait cette fois ressortir aucun indice de dominance hémisphérique pour l’une ou l’autre catégorie. Etant donné que l’interaction entre les facteurs catégorie, champ visuel et type de dyslexie n’est pas significative, il convient toutefois de considérer ces résultats avec prudence. De plus, afin de mieux comprendre en quoi les enfants dyslexiques avec trouble phonologique se distinguent concernant ces phénomènes de dominance hémisphérique, il convient de considérer la façon dont ils se produisent en fonction des niveaux d’analyse (global ou local) : c’est la prise en compte de ce facteur supplémentaire qui nous éclaire sur leurs particularités, non seulement par rapport aux enfants dyslexiques sans trouble phonologique, mais aussi par rapport aux enfants contrôles.

Un résultat marquant de notre étude est en effet que, de manière statistiquement significative, la modulation exercée par les catégories sur la dominance hémisphérique pour le traitement des niveaux global et local ne se fait pas de la même façon selon le type de dyslexie dont l’enfant est atteint.

Cette modulation s’exerce en effet seulement dans le groupe d’enfants dyslexiques sans trouble phonologique ; elle s’exerce même alors de manière particulièrement marquée, plus clairement encore que chez les enfants normo-lecteurs appariés en âge lexique ou même appariés en âge chronologique. Pour rester dans le cadre de l’interprétation proposée par Fink et ses collègues (1997b), il apparaît donc que les enfants présentant une dyslexie sans déficit phonologique de notre échantillon disposent à la fois d’une spécialisation hémisphérique gauche suffisamment marquée pour le traitement verbal et de capacités de modulation attentionnelle de haut niveau suffisantes, pour permettre de contrôler l’engagement des mécanismes cognitifs les plus adaptés au traitement de certaines catégories et compenser ainsi la vulnérabilité potentielle de l’information située au niveau local. Ils présentent, sur ce point, un profil tout à fait mature. Il est même étonnant d’observer chez eux, même pour le traitement du niveau global, une configuration de données allant tout à fait dans le sens de l’interprétation de Fink et ses collègues (1997b), et que nous n’avons d’ailleurs pas toujours retrouvée chez les normo-lecteurs, même adultes. Chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique, l’hémisphère qui présente une dominance pour le traitement global est en effet celui qui n’est pas mobilisé pour le traitement local compte tenu de ses compétences pour la catégorie du matériel. Tout se passe comme si les enfants atteints de ce type de dyslexie avaient tendance à mettre fortement à profit leur spécialisation hémisphérique pour les traitements verbaux, afin de favoriser l’identification des lettres situées dans des ensembles, ce qui est sans doute une très bonne stratégie pour des enfants en grande difficulté avec l’écrit.

Chez les enfants dyslexiques avec trouble phonologique, au contraire, aucune modulation ne semble être exercée par la catégorie du matériel sur la dominance hémisphérique pour le traitement de l’un ou l’autre niveau. Chez ces enfants, les phénomènes de dominance hémisphérique en lien avec les niveaux d’analyse et les catégories ne se manifestent pas de la même façon sur les temps de réponse et sur les taux d’erreurs, mais l’ensemble permet tout de même d’aboutir à une interprétation finale cohérente.

Sur les temps de réponses, ces enfants dyslexiques avec trouble phonologique ont surtout la particularité de ne pas présenter de véritable dominance hémisphérique gauche pour le traitement local, contrairement aux enfants relevant de l’autre type de dyslexie et aux enfants contrôles. De plus, il se trouve que cette dominance gauche au niveau local est, dans leur cas, encore plus faible pour les lettres que pour les dessins d’objets, ce qui est vraiment atypique par rapport à l’influence que devraient exercer les catégories. Il apparaît même que, pour ce niveau local, l’HG ne permet pas plus une accélération des réponses pour les lettres par rapport aux dessins, que l’HD ne permet un traitement plus rapide des dessins d’objets par rapport aux lettres. Dans l’ensemble, d’après les données sur les temps de réponse, le traitement du niveau local ne fait donc pas chez eux l’objet de l’implication de mécanismes clairement latéralisés, que ce soit selon leur compétence pour un certain niveau d’analyse ou pour une certaine catégorie.

Les données se présentent un peu différemment sur les taux d’erreurs. Les enfants dyslexiques avec trouble phonologique manifestent alors une véritable dominance de l’HG pour le traitement local. Cela suggère qu’ils disposent donc quand même de mécanismes spécialisés et latéralisés pour le traitement des niveaux d’analyse d’un objet visuel complexe. Leur particularité est en fait de ne pas moduler le traitement de ces niveaux en engageant des mécanismes latéralisés différemment selon la catégorie du matériel. Il n’est pas exclu que cela soit dû à un déficit quant à la mise en place d’un processus de haut niveau susceptible de régler cette modulation, mais il est aussi vraisemblable que cela soit dû simplement à la faible spécialisation hémisphérique de leurs mécanismes de traitement dans le domaine verbal. Cette particularité les différencie non seulement des enfants présentant un type de dyslexie sans trouble phonologique, mais aussi des enfants normo-lecteurs de leur âge, avec pour cela des interactions significatives, nous l’avons vu, pour les facteurs catégorie, niveau, champ et groupe. Même dans le cas des enfants normo-lecteurs plus jeunes (appariés en âge lexique), nous observons l’émergence d’une restriction de la dominance de l’HG pour le traitement local au seul cas des lettres hiérarchisées, émergence rapide qui confirme celle que nous avons observée auprès de plus grands groupes d’enfants dans le Chapitre II. Dans le cas normal, nous avons en effet observé une dominance générale de l’HG pour le traitement du niveau local chez les enfants scolarisés en CP, mais elle s’atténue rapidement pour le traitement local de dessins d’objets hiérarchisés, sans doute sous l’effet d’un processus de haut niveau modulant l’engagement de mécanismes latéralisés selon leur compétence croissante pour telle ou telle catégorie. Aussi, la comparaison avec les performances d’enfants normo-lecteurs plus jeunes permet de dire que l’anomalie de l’organisation anatomo-fonctionnelle apparue à travers les résultats des enfants dyslexiques atteints de troubles phonologiques ne se limite pas à un simple retard de développement, mais atteste une distorsion de la mise en place de spécialisations hémisphériques pour les traitements langagiers chez ces enfants. Cette particularité n’est pas non plus la simple conséquence de l’échec de l’apprentissage de la lecture, car des enfants relevant de l’autre type de dyslexie, appariés pour le niveau de lecture et le nombre d’années de familiarisation avec le matériel alphabétique, ne présentent pas cette anomalie de la dominance hémisphérique.

Le fait que la dominance hémisphérique ne diffère pas pour les catégories lettres et dessins d’objets chez les enfants dyslexiques avec trouble phonologique concorde avec les hypothèses situant l’origine de leur trouble persistant de l’apprentissage de la lecture dans un déficit d’ordre linguistique/phonologique, portant sur les catégories de sous-unités phonologiques du langage (Mody, Studdert-Kennedy, & Brady, 1997 ; Rosen, 2003 ; Rosen & Manganari, 2001 ; Schülte-Körne et al., 1998 ; Serniclaes, Sprenger-Charolles, Carré, & Démonet, 2001). Cette recherche va également dans le sens d’autres travaux montrant aussi une hypoactivité d’aires cérébrales latéralisées à gauche, notamment dans la région temporale inférieure gauche (Georgiewa et al., 1999) ou encore temporo-pariétale gauche (Paulesu et al., 2001 ; Silani et al., 2005 ; Temple et al., 2001) lors de traitements verbaux chez des enfants dyslexiques. Puisque deux groupes distincts d’enfants dyslexiques sont comparés dans notre étude, nous pouvons cependant ajouter que certains troubles de l’asymétrie hémisphérique fonctionnelle par rapport aux traitements langagiers concerne plus particulièrement un type précis de dyslexie : celle qui est associée à un trouble phonologique majeur. De plus, ce travail montre qu’une anomalie de l’organisation anatomo-fonctionnelle à l’égard du matériel linguistique ou non linguistique chez ces enfants peut être détectée au moyen d’une simple épreuve recueillant des données comportementales.

La conception de l’Expérience 8 était en partie guidée par le souhait de mettre en place un outil respectant certaines contraintes de temps et de matériel liées aux conditions dans lesquelles les bilans de dyslexie se font. En permettant de détecter une anomalie que nous avons décrite comme spécifique aux enfants dyslexiques avec trouble phonologique, tant par rapport aux enfants contrôles que par rapport aux enfants atteints d’une autre forme de dyslexie, cette épreuve pourrait contribuer à l’affinement du diagnostic différentiel du type de dyslexie. Etant donné qu’un nombre croissant de travaux montre aujourd’hui que les compétences dans le domaine phonologique et dans celui de l’attention visuo-spatiale contribuent indépendamment à expliquer les compétences en lecture (Bosse, Tainturier, & Valdois, 2004), pour être performant, un tel outil devrait pouvoir aussi permettre, simultanément, de détecter un autre déficit spécifique cette fois à une forme de dyslexie. L’épreuve élaborée pour l’Expérience 8 essaie de remplir cette condition, en testant aussi la présence d’un déficit visuo-attentionnel particulier, qui pourrait être associé à un type de dyslexie non accompagnée de trouble phonologique.