Déficit d’un mécanisme d’attention visuo-spatiale chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique

L’hypothèse que nous avons posée à propos d’un trouble relevant du domaine de l’attention visuo-spatiale chez certains dyslexiques s’inscrit dans une perspective pluraliste des explications cognitives de la dyslexie. Il s’agit à la fois de mettre en évidence l’existence d’un tel déficit chez des enfants dyslexiques, de proposer comment celui-ci peut avoir contribué au faible niveau de lecture de l’enfant, et de montrer qu’il concerne un type précis de dyslexie : nous prédisions la présence de ce déficit essentiellement chez des enfants dyslexiques dont les difficultés majeures avec l’écrit peuvent difficilement s’expliquer par un trouble phonologique. Il s’agit en fait d’un type de dyslexie développementale, généralement dit de surface, dont l’existence n’est pas encore unanimement reconnue et pour laquelle il n’y a toujours pas de certitude quant à la nature exacte du (ou des) déficit(s) cognitif(s) sous-jacent(s).

Pour certains chercheurs, toute dyslexie développementale s’expliquerait essentiellement par un déficit phonologique, concernant notamment la conscience phonémique ou la mémoire phonologique à court terme, car ces déficits seraient détectables aussi bien chez des enfants dyslexiques phonologiques que chez des dyslexiques de surface (Sprenger-Charolles et al., 2000). Les déficits phonologiques se manifesteraient seulement de manière différente dans les deux types de dyslexie : sur les temps de traitement chez les dyslexiques phonologiques et sur l’exactitude chez les dyslexiques de surface. Souffrant d’une même déficience à la base, les deux types d’enfants se distingueraient seulement par la stratégie qu’ils mettent en place, privilégiant la vitesse (dyslexie de surface) ou la précision de leurs productions (dyslexie phonologique). Pourtant, d’autres recherches, conduites à partir d’études de cas (Valdois, 1996, Valdois et al., 2003 ; Zorman, 2002) ou de groupes (Herbillon, 2001) défendent l’existence d’un type d’enfants dyslexiques dont les capacités méta-phonologiques sont préservées. La controverse demeure donc quant à la spécificité fondamentale de différentes formes de dyslexie.

Même lorsque son existence est reconnue, la dyslexie de surface chez l’enfant est une pathologie encore assez énigmatique. Certains l’interprètent comme un simple retard de développement, car les performances de ces patients seraient proches de celles d’enfants normo-lecteurs plus jeunes (Genard et al., 1998 ; Manis et al., 1996 ; Stanovitch, Siegel, & Gottardo, 1997). Des hypothèses portant sur des troubles spécifiques ont toutefois été formulées, évoquant par exemple un déficit de mémoire visuelle à court terme qui entraverait l’acquisition de connaissances sur des formes orthographiques de mots ; cette hypothèse a toutefois été écartée, notamment par Sprenger-Charolles et ses collègues (2000).

Plus généralement, des déficits d’attention visuo-spatiale sont évoqués, comme nous l’avons expliqué dans la partie 4.4.5. du Chapitre III. L’hypothèse est que ces déficits pourraient résulter du dysfonctionnement de structures corticales pariétales (Jaskowski & Rusiak, 2005 ; Wimmer, Hutzler, & Wiener, 2002) et comme cette région reçoit des informations majoritairement véhiculées par la voie magnocellulaire, ces explications ne sont pas incompatibles avec la théorie magnocellulaire. En résumé, ce type d’hypothèse s’appuie sur le constat de corrélations entre les performances dans des épreuves d’attention visuo-spatiale et les difficultés d’apprentissage de la lecture (Bosse, Tainturier, & Valdois, 2004 ; Casco, Tressoldi, & Dellantonio, 1998 ; Jacquier-Roux, Valdois, & Zorman, 2006), mais aussi sur la détection de déficits d’attention sélective chez certains dyslexiques (Jaskowski & Rusiak, 2005 ; Marendaz, Valdois, & Walch, 1996 ; Valdois, Bosse, & Tainturier, 2004 ; Valdois, Gérard, Vanault, & Dugas, 1995) et sur l’efficacité de rééducations portant sur les traitements visuo-attentionnels de jeunes patients (Facoetti, Larusso, Paganoni, Umiltà, & Mascetti, 2003 ; Facoetti, Paganoni, Turatto, Marzola, & Mascetti, 2000 ; Valdois & Launay, 1999). Les compétences d’attention visuo-spatiale ne sont sans doute pas toutes déficitaires et nous avons proposé une synthèse des principales composantes susceptibles de dysfonctionner. Un déficit de l’orientation volontaire de l’attention est le plus souvent mis en avant (Marendaz, Valdois, & Walch, 1996 ; Stein, 1991 ; Vidyasagar & Krammer, 1999), mais nous avons vu qu’il pourrait lui-même s’expliquer par des déficits variés. Sont évoquées notamment, une distribution anormale de l’attention dans l’espace, à la fois trop diffuse (Facoetti, Paganoni, & Lorusso, 2000) et asymétrique (Facoetti & Turatto, 2000 ; Facoetti, Turatto, Lorusso, & Mascetti, 2001 ; Fowler, Riddell, & Stein, 1990 ; Hari & Koivikko, 1999), mais aussi des difficultés d’ajustement de la taille d’une fenêtre attentionnelle indispensable à l’identification des unités et à l’encodage de leur emplacement en lecture (Bosse, Tainturier, & Valdois, 2006 ; Iles, Walsh, & Richardson, 2000 ; Romani, Ward, & Olson, 1999 ; Vidyasagar, 2004) et enfin un déficit du filtrage vraisemblablement lié au dysfonctionnement de mécanismes d’inhibition. Le déficit que nous décrivons chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique, à partir de leurs performances dans l’Expérience 8, pourrait relever de ces deux derniers types de dysfonctionnement.

Les travaux de Geiger et ses collègues jouent un rôle important dans la mise en évidence de déficits d’inhibition d’informations visuelles chez des enfants dyslexiques. Leur attention serait particulièrement diffuse car l’information périphérique ne serait pas suffisamment filtrée : dans leur cas, une information centrale serait donc à la fois particulièrement masquée par des distracteurs très proches (Geiger & Lettvin, 1997 ; Pernet, Valdois, Celsis, & Démonet, 2006), mais aussi par des éléments éloignés mais insuffisamment inhibés (Geiger & Lettvin, 2000 ; Geiger, Lettvin, & Fahle, 1994). En montrant que l’orientation endogène de l’attention vers une région de l’espace ne s’accompagne pas, chez des personnes dyslexiques, d’une inhibition de la partie opposée de l’espace, Facoetti, Lorusso, Paganoni, Umiltà et Mascetti (2003) contribuent aussi à accréditer l’hypothèse d’un déficit d’inhibition. Si l’ensemble de ces travaux a permis de révéler des déficiences de l’attention visuo-spatiale dans la dyslexie développementale, elles sont généralement décrites comme communes à différents types de dyslexie. A cet égard, notre approche est différente, puisqu’elle vise à isoler un déficit visuo-attentionnel précis associé à un type de dyslexie caractérisé par l’absence de trouble phonologique majeur.

Nous avons décrit le déficit d’attention visuo-spatiale que nous avons détecté avec l’Expérience 8 comme une difficulté à échapper à l’interférence issue d’une information située au niveau local d’un objet visuel complexe, lorsque l’attention est volontairement focalisée sur le niveau global (Bedoin, Lévy-Sebbag, & Kéïta, 2005 ; Kéïta, Bedoin, Herbillon, Lévy-Sebbag, & Mérigot, 2005). Rappelons en effet que, dans l’Expérience 8, l’analyse des temps de réponse tout comme celle des taux d’erreurs fait ressortir une interaction significative entre les groupes d’enfants testés et l’asymétrie de l’interférence. Contrairement aux enfants dyslexiques avec trouble phonologique, mais aussi aux enfants contrôles appariés soit en âge lexique, soit en âge chronologique, les enfants dyslexiques sans trouble phonologique ne présentent pas d’asymétrie de l’interférence et leurs réponses sont significativement ralenties par l’information non pertinente, tout autant lorsqu’elle est issue du niveau global que du niveau local. Il ne s’agit pas d’un simple retard de développement, mais bien d’une anomalie qui distingue profondément un aspect de leur fonctionnement cognitif de celui des autres enfants, y compris plus jeunes. De plus, nous montrons que ce dysfonctionnement relève de l’attention visuo-spatiale, et non du seul domaine des traitements linguistiques, puisqu’il se manifeste tant pour le traitement de dessins d’objets hiérarchisés que pour celui de lettres hiérarchisées. Cela conduit ces enfants à identifier avec retard, et de manière assez imprécise, la forme globale d’un objet visuel complexe, parce qu’ils sont fortement perturbés par le conflit introduit par l’identification de l’information concurrente au niveau des détails, ce qui complique la sélection de la réponse.

Nous avons vu que la co-occurrence de ce trouble et de l’avantage pour le niveau global ne permet pas d’expliquer les difficultés de ces enfants dyslexiques par une faible sensibilité visuelle de bas niveau pour l’information de grande taille. Bien qu’ils ne les identifient pas de manière particulièrement performante, les enfants dyslexiques sans trouble phonologique semblent essentiellement subir une attraction particulière pour les informations de niveau local, qui mobilisent de manière inappropriée leurs ressources attentionnelles.

Une telle particularité est compatible avec certaines hypothèses actuelles, que nous venons de rappeler. La difficulté à identifier l’information globale dans un stimulus hiérarchisé pourrait être en effet assimilée à une réduction de la taille de l’espace sur lequel une information peut être extraite en parallèle et de manière précise : il s’agirait alors d’une réduction de la fenêtre attentionnelle. Sans nier son intérêt, cette explication ne semble toutefois pas suffisante pour expliquer les résultats de notre échantillon d’enfants dyslexiques sans trouble phonologique. En effet, ceux-ci sont, certes, anormalement perturbés par l’information issue des détails de l’objet, mais présentent aussi un avantage général du niveau global. Aussi, une difficulté à ajuster une fenêtre attentionnelle sur une forme de grande taille ne paraît pas suffisante pour rendre compte de leurs performances.

Etant donnée l’organisation hiérarchique des stimuli pour lesquels les enfants dyslexiques sans trouble phonologique présentent des particularités de traitement, il est possible que ces enfants présentent surtout une difficulté à traiter une forme de grande taille dans le cas où elle est en présence de ses nombreux détails. Le trouble cognitif de ces enfants serait alors caractérisé par une difficulté à sélectionner correctement l’information située à un certain niveau (en l’occurrence, global), défini par sa position dans l’organisation hiérarchique de l’objet, plutôt que par sa seule taille. Une prise en compte précise des niveaux auxquels les informations sont respectivement associées est en effet indispensable à la réussite dans les épreuves de discrimination de cible avec focalisation sur un niveau. La combinaison entre l’identité des informations et des niveaux auxquels ils correspondent a été décrite comme une opération attentionnelle relativement tardive dans le traitement des stimuli hiérarchisés : selon Hübner et Volberg (2005), elle impliquerait le mécanisme attentionnel de binding. Le déficit que nous avons repéré chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique pourrait impliquer cette étape du traitement, qui s’impose particulièrement dans les épreuves d’attention focalisée comme l’Expérience 8 (Hübner, Volberg, & Studer, in press). Si c’est le cas, étant donné que ces enfants ne souffrent pas d’une interférence anormalement forte dans son ensemble, mais seulement lorsqu’elle est issue du niveau local, cela signifierait que seul le mécanisme attentionnel associant la représentation de l’information identifiée au niveau local est déficitaire. L’enfant qui ne parviendrait pas à assigner exclusivement les informations de détail au niveau local ne serait pas ensuite en mesure de les inhiber sélectivement. Une telle interprétation est tout à fait possible dans le cadre du modèle proposé récemment par Hübner et ses collègues, car ces chercheurs apportent des arguments selon lesquels les mécanismes permettant l’association de l’information de détail avec le niveau local d’une part, et l’association de l’information sur la forme d’ensemble avec le niveau global d’autre part, sont distincts et même sous-tendus par des régions cérébrales latéralisées de façon opposée (Volberg & Hübner, 2006). Aussi, il est possible que seul celui permettant d’associer les détails et le niveau de complexité local soit déficitaire chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique.

Nous avons cependant aussi envisagé une autre interprétation, elle aussi exprimée en termes attentionnels. Il se peut que ce soit l’un des mécanismes d’inhibition d’information visuelle, celui spécifiquement associé au niveau local de la hiérarchie d’un objet complexe, qui soit déficitaire. Un tel déficit n’est pas improbable, compte tenu des résultats que nous avons obtenus auprès d’enfants scolarisés en école primaire et relatés dans le Chapitre II. Ils témoignent en effet du développement assez lent des capacités de filtrage. D’autres données de la littérature montrent aussi que le développement de ces capacités se prolonge sur de nombreuses années (voir partie 2.2.4.1. du Chapitre II), ce qui s’explique au moins en partie par la mise en place assez lente de mécanismes d’inhibition (Camus, 2003 ; Enns & Cameron, 1987 ; Enns & Akhtar, 1989 ; Pasto & Burack, 1997 ; Ridderinkhof, can der Molen, Band, & Bashore, 1997 ; Tipper, Bourque, Anderson, & Brehaut, 1989 ; Williams, Ponesse, Schachar, Logan, & Tannock, 1999). Nos données ont montré que l’enfant s’affranchit progressivement de la perturbation produite par l’information issue d’un niveau non pertinent, mais ceci à des rythmes différents selon le niveau global ou local de l’information à inhiber. D’autres travaux avaient déjà montré que les capacités de traitement de l’un et l’autre niveaux d’analyse se développent à des rythmes différents, le traitement du niveau global atteignant plus tardivement son niveau de maturation maximal (Burack et al., 2000 ; Dukette & Stiles, 1996 ; Dukette & Stiles, 2001 ; Enns et al., 2000 ; Kimchi, Hadad, Behrmann, & Palmer, 2005). Les données que nous avons obtenues complètent cette information en précisant que le mécanisme d’inhibition de l’information locale non pertinente se développerait quant à lui jusqu’à un âge plus tardif que celui qui permet d’inhiber l’information située au niveau global, pour atteindre d’ailleurs ainsi un niveau d’efficacité particulièrement élevé. Comme ces deux mécanismes d’inhibition semblent présenter une certaine indépendance, au moins quant à leur développement, il n’est donc pas exclu que l’interférence anormalement élevée produite par l’information située au niveau local chez les enfants dyslexiques sans trouble phonologique soit due au seul déficit du mécanisme d’inhibition de l’information située à ce niveau de la hiérarchie.

Au final, le déficit particulier mis en évidence dans l’Expérience 8 pour les enfants dyslexiques sans trouble phonologique se traduit par une difficulté à répartir l’attention de manière harmonieuse et appropriée sur un stimulus visuel complexe, et il pourrait être à ce titre, au moins en partie, à l’origine des difficultés d’apprentissage de la lecture chez ces enfants. Il pourrait en particulier les empêcher de considérer le mot comme une unité bien organisée et compromettrait le stockage de représentations orthographiques complètes. Des difficultés à automatiser le processus de reconnaissance de mot en lecture s’ensuivraient. Cela expliquerait pourquoi les enfants atteints d’une dyslexie de surface ont tellement de difficultés à traiter les mots irréguliers, très nombreux en français, même s’ils sont familiers. Dans le déroulement du processus de reconnaissance de mot lui-même, ce déficit pourrait aussi entraver la distribution efficace de l’attention sur un ensemble de détails (les lettres) pour les identifier de manière précise dans le mot en prenant en compte leur disposition spatiale dans l’ensemble, c’est-à-dire en appréhendant le mot dans sa totalité. Pour reprendre les termes de la théorie de LaBerge et Brown (1989), le trouble visuo-attentionnel de ces enfants se manifesterait par une difficulté à ajuster l’attention aux frontières du grand stimulus composite constitué par le mot et par une tendance à focaliser l’attention de façon séquentielle sur les unités qui le composent. Cette attraction irrépressible pour les détails pourrait ainsi les tenter à sur-développer une procédure de lecture analytique, également encouragée par des compétences phonologiques correctes.

En résumé, nous avons apporté des arguments soutenant que, chez les dyslexiques atteints d’un trouble phonologique vraisemblablement à l’origine de leurs difficultés de lecture, il est possible de repérer une difficulté à développer une spécialisation hémisphérique pour le traitement du matériel alphabétique en tant que catégorie particulière, et langagière. De même, nous avons tenté de comprendre certains déficits cognitifs propres aux enfants dyslexiques dont les difficultés de lecture ne s’accompagnent pas d’un trouble phonologique majeur. Il s’agirait notamment d’un déficit d’attention visuo-spatial qui semble suffisamment net, mais aussi potentiellement néfaste au développement du processus de reconnaissance de mot, et cohérent avec les stratégies de prédilection des enfants dyslexiques de surface, pour être un élément susceptible de contribuer largement à l’établissement de troubles importants et persistants de l’apprentissage de la lecture. Nous espérons que la piste ouverte par cette recherche permettra de contribuer à mieux comprendre les déficits cognitifs des enfants dyslexiques et à encourager l’utilisation d’épreuves permettant d’affiner le diagnostic différentiel du type de dyslexie, afin d’orienter au mieux l’enfant vers des prises en charges adaptées.