Conclusion générale

Le questionnement à l’origine de notre thèse portait sur l’implication de processus attentionnels dans le traitement de stimuli visuels complexes. Il nous a tout d’abord amené à nous intéresser à un processus de haut niveau, susceptible de moduler l’implication de divers mécanismes latéralisés (selon leur spécialisation pour des niveaux d’analyse, mais aussi des catégories) dans les traitements global et local de stimuli hiérarchisés, puis à étudier le processus permettant d’alterner la prise en compte des détails et de la forme d’ensemble d’un stimulus visuel complexe et enfin à nous centrer sur les mécanismes cognitifs permettant d’inhiber l’information issue d’un certain niveau.

Nous avons montré, à travers une série de 8 expériences chez l’adulte, que le traitement des niveaux global et local est modulé par la connaissance de la catégorie des stimuli. L’influence en question relève véritablement d’un haut niveau de traitement, puisque nous avons montré que connaître à l’avance la catégorie du stimulus est indispensable pour que des mécanismes latéralisés selon leur compétence pour le traitement de certaines catégories soient engagés, notamment pour analyser l’information locale. L’ensemble des résultats corrobore les données obtenues en imagerie cérébrale par Fink et ses collègues (1996, 1997b). Il permet d’accréditer et d’approfondir leur interprétation, selon laquelle ces modulations seraient destinées essentiellement à optimiser le traitement de l’information potentiellement la plus vulnérable, car située au niveau local. Ainsi, sans remettre en cause l’influence de processus de bas niveaux sur le traitement des niveaux global et local, nous apportons des arguments à propos de l’influence du domaine de connaissances des stimuli sur la spécialisation hémisphérique pour le traitement des niveaux, ceci avec plusieurs paradigmes (attention divisée et attention focalisée). Nous montrons donc qu’il est important de prendre en considération la catégorie des stimuli présentés, pour toute étude visant à mieux comprendre le traitement cognitif des stimuli visuels offrant des informations organisées hiérarchiquement.

Convaincus de l’intervention de ces processus de haut niveau sur le traitement des informations globales et locales, nous nous sommes intéressés à leur mise en place chez des enfants normo-lecteurs de 6 à 10 ans, à travers deux expériences. Bien que peu de recherches sur le sujet soient parvenues à montrer des effets de dominance hémisphérique convaincants avant 8 ou 10 ans, nos résultats montrent qu’il est toutefois possible d’en recueillir des indices significatifs dès 6 ans. Nous montrons également que l’influence d’une modulation exercée par les catégories sur ces dominances hémisphériques, initialement (et par défaut) déterminées par les compétences de mécanismes latéralisés selon leur compétence pour certains niveaux d’analyse, devient peu à peu possible et commence à s’exprimer avant l’adolescence. Un prolongement de cette recherche pourrait être de mieux cerner le décours temporel de ces effets, en testant notamment des groupes d’enfants légèrement plus âgés (12 et 14 ans), afin de vérifier à partir de quand leur profil rejoint tout à fait celui des adultes.

Pour ce qui est de la capacité à gérer le traitement de plusieurs niveaux de complexité dans des stimuli hiérarchisés, l’implication de mécanismes attentionnels est également centrale. Nous les avons pris en compte en nous intéressant au processus de changement de niveau d’analyse entre des items successifs. Nous avons à ce propos défendu l’idée selon laquelle ce processus impliquerait plusieurs opérations, susceptibles d’être étudiées sélectivement. Nous avons ainsi proposé que l’opération de passage entre les niveaux est précédée par une opération de désélection, basée sur un mécanisme d’inhibition du mode de traitement préalable et devenu inapproprié. Nous avons proposé de l’étudier de manière isolée, en évaluant sa sensibilité à un facteur qui pourrait entraver spécifiquement son déroulement : l’augmentation du nombre de traitements préalablement réalisés à un autre niveau d’analyse. Nous avons ainsi répliqué l’effet négatif d’un nombre élevé de telles répétitions avant un changement de niveau (Wilkinson & al., 2001), non seulement chez des adultes, mais aussi chez des enfants de 6 à 10 ans : de tels effets de contexte n’avaient jusqu’ici pas encore été démontrés chez l’enfant. Nous avons toutefois pu préciser que c’est seulement chez l’adulte que des indices d’une certaine spécialisation de l’hémisphère droit pour l’opération de désélection sont observables, témoignant d’ailleurs ainsi de la particularité de cette opération, dans le contexte d’un processus de changement qui recrute par ailleurs essentiellement des aires cérébrales latéralisées à gauche.

Un autre processus attentionnel relatif à l’articulation des niveaux d’analyse a retenu notre intérêt : l’inhibition de l’information et/ou du mode de traitement associé à un niveau que l’on sait non pertinent pour réaliser une tâche. Ce processus est classiquement étudié à travers les effets d’interférence produits par une information concurrente située à un niveau devant être ignoré dans un stimulus hiérarchisé. Nous avons à ce sujet répliqué chez l’adulte l’asymétrie classique des effets d’interférence, plus négatifs lorsque l’information perturbante est issue du niveau global que du niveau local. De manière plus originale, nous avons ensuite montré que l’enfant s’affranchit progressivement de telles perturbations, et ceci à des rythmes différents selon le niveau à inhiber : les enfants de 6 à 10 ans sont progressivement moins perturbés par les informations concurrentes présentes au niveau local. Un mécanisme spécialisé, qui se développe pendant une période particulièrement longue, semble se mettre en place pour permettre de s’affranchir d’une telle perturbation. Ce mécanisme devient suffisamment efficace pour donner lieu au phénomène d’asymétrie de l’interférence à partir de 10 ans.

Le dernier chapitre de cette thèse était consacré à une tentative d’utilisation des épreuves que nous avons mises en place, pour mieux comprendre la nature de certaines anomalies de l’organisation cérébrale fonctionnelle et de mécanismes d’attention visuo-spatiale chez des enfants dyslexiques. Il présente pour cela deux expériences. Dans une perspective résolument pluraliste d’explication cognitive de la dyslexie développementale chez l’enfant, nous avons ainsi pu mettre en évidence deux particularités, l’une propre aux enfants atteints d’un type de dyslexie caractérisé par un trouble phonologique majeur, l’autre propre à des enfants ayant des difficultés de lecture aussi invalidantes, mais non associées à un trouble phonologique. Nous montrons que la dyslexie assortie d’un trouble phonologique important s’accompagne d’une dominance hémisphérique anormale pour le traitement des catégories Lettre et Dessin d’objets, témoignant d’une absence de spécificité de la dominance de l’HG pour le traitement du matériel alphabétique. Cela concorde avec l’hypothèse d’un trouble de l’organisation des connaissances phonologiques/linguistiques chez ces jeunes patients. Les enfants dyslexiques sans trouble phonologique ne présentent pas cette particularité, mais s’illustrent quant à eux par un déficit d’attention visuo-spatial très particulier : ils sont perturbés de manière anormalement forte par l’interférence issue d’une information non pertinente relevant des détails. Nous montrons qu’il ne s’agit pas d’un simple retard de développement, mais bien d’une anomalie qui distingue profondément, sur ce point, leur fonctionnement cognitif de celui des autres enfants, y compris plus jeunes. La découverte de ce déficit spécifique, qui relève vraiment de l’attention visuo-spatiale puisqu’il s’exprime tant sur les dessins d’objets que sur les lettres hiérarchisées, est discutée dans le cadre des recherches actuelles sur les déficits visuo-attentionnels dans la dyslexie de surface chez l’enfant. Ce prolongement de notre recherche dans le domaine de la neuropsychologie devrait permettre de contribuer à affiner le diagnostic du type de dyslexie et ouvrir, nous l’espérons, des pistes de rééducation. L’épreuve présentée comme Expérience 8 dans cette recherche est déjà utilisée en ce sens, dans un cadre de recherche, mais aussi dans un cadre clinique.

En somme, les résultats originaux que nous avons obtenus nous incitent à envisager l’étude de certains effets observés chez le sujet sain en utilisant des techniques de recueil de données plus fiables, et surtout plus précises quant à la localisation des régions cérébrales qui sous-tendent les mécanismes impliqués. Par exemple, la compétence particulière de l’HD de jeunes adultes pour le processus de désélection de l’information avant un changement de niveau mériterait d’être confirmée, mais aussi précisée, à l’aide de techniques d’imagerie cérébrale. A l’issue de cette recherche, il apparaît enfin que la mise en place d’épreuves utilisant des stimuli hiérarchisés et recueillant de simples données comportementales peuvent permettre de comprendre certains aspects de mécanismes cognitifs complexes dans le domaine visuel, mais aussi contribuer à préciser certains diagnostics. Nous espérons que des épreuves du même type, adaptées aux caractéristiques d’autres troubles que la dyslexie, pourront encore contribuer à mieux comprendre quelques déficits associés à certaines pathologies et, dans un contexte clinique, à affiner certains diagnostics ou même envisager des pistes de rééducation.