3.2.3. Risque, diversification et information incomplète

Dans un contexte de multiplicité des équilibres et d’anticipations auto-réalisatrices, Masson (1999b) souligne le rôle du risque comme facteur clé qui permet de comprendre la coordination des investisseurs suite à une crise dans un autre pays. En effet, Flood et Marion (1996, 2000) montrent que le changement des croyances du marché concernant la prime du risque, peut engendrer des attaques spéculatives auto-réalisatrices sur la monnaie. Afin d’illustrer ce point, ils considèrent un modèle de première génération (approche Krugman-Flood-Garber) où ils incorporent une prime du risque dans la fonction du rendement des actifs financiers. Cette prime, considérée comme une composante endogène, introduit une non linéarité dans le marché des actifs et fournit, par conséquent, un mécanisme à travers lequel une situation d’équilibres multiples peut être réalisée même quand les autorités monétaires ne change pas d’attitude vis-à-vis d’une éventuelle attaque spéculative. En effet, dans cette approche, les équilibres multiples sont obtenus entièrement à travers le comportement spéculatif du marché et ne dépendent pas de la réaction du gouvernement face au comportement du marché. Choueiri (2002) utilise le modèle de Flood et Marion (1996) afin d’étendre l’analyse en introduisant la contagion à travers la prime du risque : une crise de change dans un pays affecte d’autres pays en causant une augmentation dans leurs primes de risque relatives aux obligations. D’après Choueiri (2002) ce mécanisme de transmission est dû au comportement aveugle (herding behavior) 36 et non pas à la « contagion fondamentale » 37 . Afin de montrer théoriquement ce type de contagion, elle considère des investisseurs internationaux qui diversifient le risque en détenant des actifs dans plusieurs marchés émergents (diversification du portefeuille). Dès lors, dans un environnement incertain, une crise dans un pays incite ces investisseurs à rééquilibrer leurs portefeuilles en se retirant d’un autre marché dont les actifs sont libellés en une monnaie positivement corrélée avec la monnaie du pays originaire de la crise. Cela se traduit par une augmentation de la prime du risque qui figure dans la fonction de rendement des actifs de ce marché, ce qui déclanche un effet de contagion. Elle distingue ainsi théoriquement trois types d’équilibre selon le degré d’aversion pour le risque de l’investisseur : un équilibre de non crise dans lequel la crise n’est pas transmise puisque les investisseurs ne sont pas averses au risque. Un équilibre de crise dans lequel la contagion est inévitable si les investisseurs sont fortement averses au risque. Enfin, pour une frange intermédiaire du degré d’aversion, l’économie est en équilibre dans lequel une crise est contagieuse seulement si les fondamentaux sont fragiles. En confrontant son modèle avec des données mensuelles du Mexique et de l’Argentine sur la période 1991-1995, Choueiri (2002) trouve que la solution du modèle est caractérisée par des équilibres multiples du même type que celui que nous avons discuté ci-dessus. Les résultats de la simulation montrent par ailleurs que la contamination de l’Argentine en 1995 par la crise mexicaine 1994, révèle une combinaison entre l’aversion pour le risque des investisseurs et la faible crédibilité du régime de change argentin. Il en résulte alors que la crise en Argentine ne pourrait être attribuée à un effet de contagion (sans contribution du rôle des fondamentaux) que si les investisseurs sont excessivement averses au risque.

En plus du rôle du risque dans le comportement stratégique des acteurs et notamment la polarisation vers le mauvais équilibre, Botman et Jager (2002) ajoutent les problèmes de la coordination entre les spéculateurs. Ils étendent la forme linéaire du modèle de Krugman (1979) à plusieurs pays en ajoutant l’hypothèse de communication imparfaite entre les spéculateurs. Dans ce modèle, la coordination entre les spéculateurs est importante lorsqu’un point focal aura émergé même si les spéculateurs observent des fondamentaux faibles. Ainsi, le moment d’une attaque réussie – identifiée par une dévaluation de la monnaie – dépend des croyances initiales qui vont éventuellement devenir le point focal, le degré d’imperfection de la communication, le taux de création de crédit et le nombre de pays dont la monnaie est surévaluées 38 . La sélection de l’équilibre est alors fondée sur une modélisation explicite des dynamiques des croyances des participants au marché hétérogènes et non pas sur une variable hypothétique comme la tache solaire (Cornand, 2005).

Récemment, en s’inspirant de la théorie des jeux globaux développée par Carlsson et Van Damme (1993) 39 , de nouveau travaux ont fourni une contribution très importante et révélatrice à la question de la coordination des acteurs (Morris et Shin, 1998) notamment dans le contexte de la contagion pure. Goldestein et Pauzner (2004) s’affranchissent de la question de la contagion en essayant d’endogéneiser entièrement l’élément externe de la coordination lors d’un épisode spéculatif en s’inspirant du travail de Morris et Shin (1998). Pour ce faire, ils ont exploité le rôle de la structure d’information notamment l’information incomplète sur l’état des fondamentaux 40 qui agit d’une manière significative sur le comportement stratégique des investisseurs internationaux. En effet, l’introduction d’une incertitude sur l’état des fondamentaux – l’information devient incomplète 41 – permet d’éviter la situation des équilibres multiples et par conséquent on peut déterminer lequel des équilibres sera réalisé. De ce point, Goldestein et Pauzner (2004) montrent qu’un groupe des investisseurs qui investissent dans deux pays différents – hypothèse de diversification – dont les fondamentaux sont indépendants, peut provoquer de la contagion entre ces deux pays : la réalisation d’une crise dans un pays réduit le bien être des investisseurs et les rend plus averse au risque, ce qui réduit la motivation d’investir dans la deuxième pays puisque cela expose à un risque stratégique associé à l’ignorance du comportement des autres agents. En effet, si les investisseurs ne se coordonnent pas, nous nous retrouvons dans un jeu à information incomplète. Dans ce cas, un investisseur peut avoir plus de rendement s’il maintient ses actions dans le 2ème pays à condition que les autres investisseurs maintiennent aussi leurs actions. Dès lors, une coordination vers le mauvais équilibre avec attaques spéculatives se réalise, ce qui augmente la probabilité de l’occurrence d’une crise dans ce 2ème pays. L’évaluation de la probabilité de l’équilibre de crise par Goldstein et Pauzner (2004), a permis en effet de saisir explicitement la « mécanique » de la contagion à « la Masson ».

Dans le même sens, Dasgupta (2001) utilise également les jeux globaux afin d’étudier la contagion à « la Masson ». Cependant, ce travail adopte une approche dynamique contrairement à Goldestein et Pauzner (2004). L’auteur a discuté les conséquences d’un choc endogène de liquidité, dans le contexte de la multiplicité des équilibres. En fait, à travers un modèle dynamique avec information incomplète et plusieurs banques, il a tenté de réduire cette multiplicité en faveur d’un seul équilibre avec attaque, ce qui lui permet d’expliciter la contagion pure. En d’autres termes, il a démontré que la contagion est possible dans un équilibre unique monotone (unique monotone équilibrum) de l’économie. La contagion n’est ainsi caractérisée que si cet équilibre existe. En outre, avec des expériences de simulation, il a démontré que l’intensité de la contagion augmente avec la taille de chocs de liquidité dans la région. Cependant, l’extension vers une approche dynamique qui modélise la contagion dans le contexte d’une crise de change, parait intéressante et prometteuse pour les recherches futures.

En conclusion, cette revue des principaux travaux qui expliquent la contagion pure à « la Masson », montre que sous l’hypothèse de rationalité des investisseurs, nous ne pouvons pas omettre le rôle des fondamentaux dans le mécanisme de la contagion. Aussi bien qu’avec une explication à partir des modèles de « Wake-up-call » qu’avec une explication sous l’hypothèse de diversification des portefeuilles (exp : Goldstein et Pauzner, 2004), la contagion pure s’opère nécessairement avec une dégradation même minime et sous-jacente des fondamentaux. Nous notons également le rôle de l’interdépendance. D’un coté les liens commerciaux sont un facteur essentiel dans la transmission de la crise. Il ressort alors du travail de Masson (1999a) l’obligation de discriminer entre les divers types de propagations afin de pouvoir expliciter et caractériser la vraie contagion. D’un autre coté, les explications par la diversification montrent que l’interdépendance financière (représentée par la diversification) bien qu’elle soit une source de transmission de la crise via les liens financiers, peut être également une source de contagion.

Notes
36.

L’augmentation des primes du risque peut être expliquée également par la fuite vers la qualité de la part des investisseurs internationaux. Choueiri (2000) ne considère pas cette supposition puisque la dévaluation russe en 1998, a engendré une augmentation des primes de risque dans des pays d’Amérique latine et de l’Europe de l’est.

37.

Pour plus de discussion de ce type de contagion, voir le chapitre suivant.

38.

Voir Botman et Jager (2002) pour plus de discussion du mécanisme de l’attaque en fonction de tous ces facteurs.

39.

Voir Cornand (2005) pour plus de discussion sur les différents concepts de la théorie des jeux notamment les jeux globaux.

40.

Cornand (2005) passe en revue les principaux modèles d’attaque spéculative sous forme de jeux de coordination en information incomplète.

41.

Chaque spéculateur peut connaître l’état des fondamentaux mais ne sait pas que les autres le connaissent (Cornand, 2005). L’hypothèse de la connaissance commune qui mène, dans un jeu stratégique entre les investisseurs et le gouvernement, à une situation d’équilibres multiples, n’est plus vérifiée dans ce cas.