2. Modèles d’équilibres multiples et MSR

2.1. Revue de la littérature : application du MSR dans la question des crises financières

Afin d’expliquer les anticipations des marchés, les premiers travaux empiriques se sont efforcés d’expliquer le changement entre les régimes sans faire appel au rôle des fondamentaux (Engle et Hamilton, 1990 ; Van Norden, 1996) 93 . Pour ce faire, les auteurs se sont basés sur le modèle MSR développé dans les travaux de Hamilton 94 . Dans ces travaux, le changement entre les régimes est interprété comme un changement des anticipations des investisseurs bien que le modèle de Hamilton ne soit pas un modèle structurel d’équilibres multiples comme celui discuté ci-dessus. D’autres travaux cherchent, par ailleurs, à valider des modélisations théoriques des attaques spéculatives. Jeanne et Masson (2000) interprètent le modèle MSR qui modélise les anticipations de dévaluation, comme une forme réduite linéarisée du modèle structurel de clause de sortie avec tache solaire. Le saut associé à la variable tache solaire, entre les équilibres, est caractérisé par le saut entre les régimes suivant un processus de Markov.

En effet, l’utilisation du MSR permet de pallier plusieurs limites d’ordre technique dans l’utilisation des modèles linéaires ou qualitatifs (probit ou logit). Le modèle MSR fournit, contrairement aux modèles standards, une modélisation du comportement non linéaire puisque le comportement dans ce cas dépend des états. Le modèle MSR permet cependant, comme les modèles probit, de fournir une mesure explicite de la probabilité de dévaluation. Toutefois, dans les modèles probit, cette probabilité de dévaluation, anticipée par le marché, est calculée en fixant un seuil pour l’indicateur de pressions spéculatives (Market Pressure Index MPI 95 ) au-delà duquel l’épisode de crise est identifié. Le choix de ce seuil fait apparaître plusieurs problèmes (Abiad 2003) :

  • le choix de ce seuil est arbitraire. Plusieurs seuils ont été utilisés dans la littérature. Le seuil est ainsi considéré comme un simple paramètre choisi de manière à maximiser la qualité des estimations.
  • Le calcul du seuil dépend de la nature de l’échantillon, ce qui implique que des données futures peuvent influencer l’identification des crises passées. En effet, puisque, le seuil est défini en terme d’écart-type calculé sur tout l’échantillon, l’occurrence de nouvelles crises intenses, comme les épisodes de la crise asiatique, biaise l’identification des crises antérieures qui peuvent ne plus être retenues.
  • Pour estimer le modèle probit, on doit convertir la variable MPI en une variable dépendante discrète qui définit les périodes de crise. Cette transformation d’une variable continue en une variable binaire fait perdre de l’information sur l’amplitude des attaques spéculatives (puisque les attaques se réalisent avec des degrés différents). Cerra et Saxena (2002) trouvent seulement cinq cas de crise suite à cette conversion. Donc, l’exclusion de certains épisodes de pressions spéculatives engendre un biais dans les estimations (Cerra et Saxena, 2002). Pour Flood et Marion (1998), les anticipations de dévaluation mènent à une forte augmentation dans le MPI. Cependant, les valeurs élevées de cet indice pendant le temps de l’attaque, sont réduites au point auquel l’attaque est anticipée. Dès lors, la sélection des seules valeurs extrêmes de l’MPI (afin de construire la variable binaire, utilisée dans l’estimation des modèles probit) peut réduire la capacité de l’identification des crises dans l’échantillon et réduire aussi le nombre de crises qui sont corrélées aux fondamentaux.

Le modèle MSR permet alors l’exploitation de la dynamique d’une variable dépendante continue afin d’évaluer les probabilités d’un changement de régime qui est déterminé d’une manière endogène. A titre d’exemple, la dynamique du taux de change peut être un indicateur de la probabilité des attaques spéculatives. Cependant, les modèles standards ne peuvent saisir ni les faibles augmentations dans la volatilité (exemple : un élargissement de la bande de fluctuation du taux de change), ni les faibles dévaluations qui se réalisent durant la courte période juste avant l’occurrence de la crise. Toutes ces informations ne sont pas explorées dans les modèles standards contrairement au modèle de MSR (Abiad, 2003). D’après ce dernier le modèle MSR permet également de tenir compte d’une importante hypothèse intuitive concernant l’existence de plus qu’un régime. En effet, nous devons supposer deux états caractérisés par une période de tranquillité et une période d’attaques spéculatives. Ces deux états sont non observables ; la variable binaire qui discrimine entre les deux états, est une variable latente.

A l’instar de Jeanne et Masson (2000), Fratzscher (1999) développe un modèle théorique de crise de change avec équilibres multiples et utilise le processus de Markov afin de modéliser le changement non observable dans les croyances des spéculateurs. Ce modèle essaye de comparer et évaluer trois explications de crises : faiblesse dans les fondamentaux, contagion (interdépendance financière et commerciale) et tache solaire. L’estimation de ce modèle en utilisant le MSR avec données de panel, confirme le changement dans les croyances et la présence de la contagion lors des crises des années 90. Cependant, une limite très intéressante a été relevée dans ces deux travaux concernant une restriction sur la probabilité de transition entre les régimes. Cette probabilité qui modélise le saut d’un équilibre à un autre, est supposée constante.

Afin de pallier cette limite, certains travaux ont utilisé des probabilités variables dans le temps. Bien qu’il n’ait pas tenté d’estimer un modèle structurel avec équilibres multiples, Abiad (2003) utilise des probabilités de transition en fonction des indicateurs macroéconomiques des crises de change. L’objectif est ainsi de déterminer un système d’alerte précoce tout en identifiant des périodes de crises d’une manière purement endogène. Dans le même esprit, Tronzano et alii (2003) étudient empiriquement la relation entre la zone cible de crédibilité (target credibility zone) et les fondamentaux économiques. Ils estiment ainsi un modèle MSR modélisant la dynamique des anticipations de dévaluation (approximées par le différentiel du taux d’intérêt), en utilisant des données françaises mensuelles pour la période de juin 1991 jusqu’à septembre 1998. La probabilité de transition entre les régimes du processus Markovien, dans ces estimations, est modélisée en fonction de certaines variables macroéconomiques tant monétaires que réelles.Les auteurs trouvent que les anticipations de dévaluation du marché sont significativement influencées par le niveau des réserves de changes et par les déviations du taux de change de sa parité centrale au sein du SME. En revanche, les variables macroéconomiques réelles, avancées par les modèles avec clause de sortie, n’ont pas d’effets remarquables.

Soledad et Peria (2002) s’intéressent également à la crise du SME en estimant un modèle de MSR afin de détecter les raisons qui peuvent favoriser le déclenchement d’attaques spéculatives. Ils identifient les attaques spéculatives par la variable MPI qui est la variable dépendante de leur modèle. Ils estiment ce modèle en utilisant des observations relatives à un ensemble de pays européens durant la période 1979-1993. Contrairement aux travaux discutés ci-dessus, les probabilités de transitions entre les états sont modélisées en fonction non seulement des fondamentaux mais aussi du différentiel du taux d’intérêt. Ce dernier mesure les anticipations des investisseurs. Leurs résultats montrent en effet, qu’à côté des fondamentaux (et particulièrement le déficit budgétaire), les anticipations du marché agissent aussi sur les probabilités de passer à un équilibre avec attaques spéculatives.

La même méthodologie de MSR est utilisée également par Cerra et Saxena (2002) pour modéliser la crise indonésienne en 1997 afin de voir si cette crise est due à la dégradation des fondamentaux domestiques, aux chocs extérieurs communs (Moonsoonal effect) ou à la contagion venant des pays de la région. Plus précisément, les auteurs s’efforcent d’identifier l’éventualité d’une contagion pure « à la Masson » déclenchée par une crise dans des pays voisins. Dès lors, Cerra et Saxena utilisent des probabilités de transitions qui varient dans le temps en fonction des indicateurs de pression spéculatives MPI des pays voisins. Les fondamentaux dans ce cas figurent comme des variables explicatives affectent directement la variable endogène, contrairement aux travaux discutés ci-dessus où les fondamentaux affectant la probabilité de transition entre les états. La comparaison de cette spécification avec la spécification avec des probabilités de transition fixe permet de montrer le rôle de la contagion dans la contamination de l’Indonésie lors de l’épisode de la crise asiatique. Les résultats de leurs estimations des différentes spécifications du modèle MSR, suggèrent que la crise en Indonésie peut être expliquée par des facteurs domestiques et politiques et d’une manière plus évidente par la contagion engendrée par les crises thaïlandaise et coréenne. En effet, l’introduction des MPI de la Thaïlande et de la Corée dans les probabilités de transition, améliore la qualité prédictive du modèle notamment les probabilités conditionnelles de la crise en Indonésie. Dans ce papier, ces deux auteurs montrent également la contamination de l’Indonésie par la Thaïlande et la Corée via leurs marchés boursiers. Cependant l’utilisation de l’MPI comme variable endogène reflète plus l’état d’un pays affecté par des attaques spéculatives que les anticipations des investisseurs.

Cependant, il faut noter qu’à l’exception des travaux de Jeanne et Masson (2000) et de Fratzscher (1999), les autres analyses disponibles ne se sont pas basées sur un modèle théorique structurel qui donne un fondement analytique clair et explicite à l’utilisation de MSR. Les autres auteurs ont essayé seulement d’estimer la dynamique des pressions spéculatives, qui reflètent les croyances du marché, en fonction d’un ensemble de facteurs déjà avancés dans des modélisations théoriques comme les modèles des attaques spéculatives et le modèle avec clause de sortie. Contrairement à ces travaux, nous essayons dans ce travail d’estimer un modèle de MSR inspiré d’un modèle théorique structurel qui modélise les croyances des spéculateurs. Dès lors, nous nous inspirons dans ce qui suit de la méthodologie de validation empirique de Jeanne et Masson (2000). Afin de tester notre hypothèse concernant le rôle de la contagion comme une solution alternative à la tache solaire dans l’explication des croyances des investisseurs, dont le fondement théorique a été déjà mis par Masson (1999), nous étendons la méthodologie de Jeanne et Masson (2000) en introduisant des probabilités de transition variables dans le temps. Ces probabilités sont ainsi fonction des réalisations des attaques spéculatives (MPI), dans les pays voisins.

Notes
93.

Ces auteurs étudient la dynamique des taux de change flottant en utilisant le modèle MSR.

94.

Outre l’application aux crises financières,le modèle MSR a été utilisé afin de modéliser d’autres phénomènes économiques, comme le cycle des affaires (Hamilton, 1989), la structure des taux d’intérêt (Hamilton, 1988) et les marchés boursiers (Cecchetti, Lam et Mark, 1990).

95.

Cf. chapitre 2 pour une définition de cet indicateur (noté aussi IND) ainsi que sa méthode de calcul.