A.2. Remise en cause de la stabilité et de la nature causale de la relation

L’effondrement de la relation supposée stable entre la monnaie et le revenu s’explique par la conjugaison de deux phénomènes liés à l’innovation financière. D’une part, à mesure que le processus de libéralisation s’accentue les moyens de financer les dépenses se multiplient, ce qui implique que l’on peut financer la demande finale par des moyens autres que la monnaie et qui lui sont de proches substituts. Les agrégats les plus étroits ne sont plus en mesure de représenter tous les moyens de détenir la monnaie. D’autre part, la monnaie n’est plus détenue pour le seul motif de transactions, d’autant plus que des actifs quasi-liquides 78 rémunérés apparaissent et que le motif de détention d’encaisses se rapproche de plus en plus de ceux propres à d’autres actifs du patrimoine. La relation entre le revenu et la monnaie -un préalable à la fixation de l’agrégat intermédiaire- est fortement altérée à court et à long terme. La dégradation de la relation constatée au départ avec les agrégats étroits s’est vite propagée aux agrégats plus larges censés surmonter les irrégularités occasionnées par l’innovation financière 79 .Outre les fluctuations erratiques de cette relation, sa nature causale qui va de la monnaie vers le revenu ne tient plus. Elle s’est vue par moments, totalement inversée.

L’existence de la relation entre la monnaie et le revenu à long terme témoigne de la stabilité de la demande de monnaie à long terme. Or, celle-ci est fortement altérée et comme le processus d’innovation est durable on risque de ne pas revenir à une relation stable entre la monnaie et le revenu à long terme. Les tests qui mettent en avant l’effondrement de cette relation se sont multipliés. Moyennant des tests de co-intégration menés sur sept des principaux pays de l’OCDE, Blundel-Wignall et al (1990) montrent qu’aucune relation à long terme n’apparaît entre les agrégats étroits, tels que la monnaie Banque Centrale ou l’agrégat M1 d’une part et le revenu d’autre part 80 . Elle est aussi inexistante entre le revenu et les agrégats plus larges type M2 et M3 pour tous les pays sauf pour les Etats-Unis et l’Allemagne ce qui conforte bien l’idée selon laquelle l’innovation financière affecte davantage les agrégats de définition étroite que les agrégats les plus larges. Ces résultats rejoignent ceux déjà avancés par Engle et Granger (1987) appliqués aux cas des Etats-Unis.

B. M. Friedman (1988a), qui apporte encore des éclaircissements sur l’effondrement de la relation monnaie-revenu, qualifie la politique de ciblage d’agrégats de monnaie suivie aux Etats-Unis entre 1979 et 1982 d’un véritable désastre pour l’ensemble de l’économie américaine 81 . Non seulement il met en avant les fluctuations erratiques qu’a connu le ratio M1/PIB à partir de 1980, mais aussi le renversement de la relation. La tendance de ce ratio devrait prédire un ratio de l’ordre de 0.1007 pour l’année 1987 si l’on croit en la stabilité de la relation, or la valeur réelle de ce même ratio était de 0.1687 pour la même année (B.M. Friedman ; 1988 a, b).

Durant les années quatre-vingt, même les agrégats les plus larges tels M2 et M3 n’affichent plus de relation robuste avec le revenu nominal ou l’inflation (B. M. Friedman 1988a). Moyennant un test de co-intégration, B. M. Friedman (1988b) montre que jusqu’aux années 1987 aucune relation de long terme n’est détectée entre le crédit et les agrégats de monnaie d’un côté et le revenu d’un autre côté.

L’efficacité escomptée de l’agrégat de crédit dont l’introduction dans la formulation de la politique monétaire était au départ fortement soutenu par B. M.Friedman (1983) 82 , était remise en cause lorsqu’on a constaté sa forte déviation par rapport à l’évolution du revenu. Après une stabilité tendancielle durant les années soixante et soixante-dix, le ratio « Total des dettes des agents non-financiers /PNB » connaît une ascension sans précédent à partir de 1982 83 . Sa déviation par rapport à sa tendance de long terme atteint 23 écart-types en 1987 (Friedman ; 1988a, 1988b).

Pour ce qui est du court terme, la présence d’une telle relation suppose une demande d’encaisse répondant à un motif de transaction sans que cela présuppose une demande à long terme de portefeuille. Elle est utile pour les autorités monétaires pour des opérations de rétroaction surtout qu’au départ la cible d’agrégat de monnaie était de court terme. Moyennant une modélisation VAR appliquée sur des données trimestrielles, Blundel-Wignall et al (1990) partent de l’hypothèse selon laquelle une relation entre les variations courantes du revenu nominal et celles décalées d’autres variables (comportant la monnaie de définition étroite et large, le taux d’intérêt et le taux de change) existerait témoignant ainsi de l’existence d’une causalité. Deux principaux résultats en découlent. D’abord, dans le but de montrer jusqu'à quel moment la monnaie paraît avoir joué un rôle précurseur par rapport au revenu, les auteurs constatent que pour la plupart des pays une nette rupture s’effectue à partir des années 1980. Après la déréglementation, c’est plus l’agrégat large qui affiche un lien avec le revenu que l’agrégat de monnaie étroit. Ensuite, en ne gardant que l’agrégat large de monnaie, le deuxième test est effectué dans le but de déterminer la nature de la relation entre la monnaie de définition large et le revenu pour savoir s’il y a existence d’une relation de causalité inverse ou à double sens. Pour les pays qui ont été les plus loin dans la libéralisation, au moins un type d’agrégat monétaire a eu un rôle précurseur par rapport au revenu nominal pendant un certain temps ; par la suite soit il y a eu rupture de la relation, soit la causalité a joué dans les deux sens. Pour le cas des Etats-Unis par exemple, M1 et M2 ont cessé de prédire correctement le revenu nominal en 1978. Après cette date on observe uniquement la relation inverse, c’est-à-dire que c’est le revenu qui prédit la masse monétaire. Le taux d’intérêt qui était introduit comme variable causale à côté des agrégats monétaires paraît avoir un pouvoir prédictif du revenu plus consistant. Ce même résultat est atteint par Friedmann et Kuttner (1993) en contre-attaque aux résultats jugés plus que surprenants fournis par Stock et Watson (1989) 84 . Ils démontrent en utilisant la même modélisation que le passage à l’expérience de 1980 a fortement altéré la relation empirique prévalant entre la monnaie et le revenu. Non seulement l’agrégat M1 perd de son pouvoir de prédiction pour ce qui est du revenu et des prix futurs en étendant l’échantillon à 1990, mais ce même pouvoir est fortement démuni en supplantant le taux des bons commerciaux par le taux des bons de trésor 85 .

Malgré les tentatives de M. Friedman (1984) 86 de justifier de telles fluctuations, B. M. Friedman (1988a) réfute l’explication de l’instabilité de la relation monnaie-revenu par l’inflexion de la vitesse de circulation de la monnaie qui lui semble enfermer l’explication dans un cercle vicieux. En effet, la vitesse de circulation de la monnaie n’est autre que le ratio PIB/M et le fait que celle-ci décline est simplement identique au fait que la monnaie augmente plus que proportionnellement que le PIB.

Si les travaux empiriques précédents se limitent à expliquer l’effondrement de la relation monnaie-revenu par l’évolution du paysage financier dans lequel la politique monétaire opère, les travaux de Sims (1980) remettent entièrement en cause l’interprétation monétariste d’une relation causale allant de la monnaie vers le revenu et ce même avant l’avènement des innovations financières. Après avoir soutenu la causalité unidirectionnelle de la monnaie sur le revenu en 1972, Sims qualifie l’association positive entre la monnaie et le revenu comme une simple réponse de l’offre de monnaie à l’activité économique. Il remet ainsi entièrement en cause l’hypothèse monétariste de l’exogénéité de la monnaie. King et Plosser (1984) de la même manière montrent que la monnaie répond de manière endogène aux variations de la production et reprennent l’idée d’une causalité inverse entre la monnaie et le revenu.

Au-delà de l’irrégularité de la relation monnaie-revenu, c’est la relation monnaie-prix qui affiche une totale incohérence avec la théorie économique. C’est un véritable paradoxe qui apparaît à travers des données empiriques à ce niveau entre l’évolution de la masse monétaire et celle des prix. Entre 1981 et 1983, alors que la masse monétaire M1 continuait à augmenter de l’ordre de 9.2% laissant présager une flambée des prix, l’inflation chute spectaculairement entre 1983 et 1985 et passe de 4.8% à 3.3%. Après 1982, aux Etats-Unis, la monnaie a connu une croissance importante alors que les prix ont décéléré de manière spectaculaire. En dépit des pronostics de M. Friedman (1984) quant à l’émergence incontournable de l’inflation ; l’inflation mesurée par le délateur du PIB passe de 9.7% en 1981 à 2.6% en 1986 ; en même temps l’agrégat M1 a augmenté de l’ordre de 9.2% entre 1881 et 1983 et de 8.1 entre 1983 et 1986 (B.M Friedman ; 1984; 1988a).

Contrairement à tout ce que le courant monétariste a pu affirmer, l’inflation ne puise pas son origine dans la seule variation de la quantité de monnaie. L’effritement de la relation causale monnaie-prix, suite au ciblage rigide de l’agrégat monétaire, tombe pleinement sous la «loi de Goodhart». Pour Goodhart (1984) cet effritement de la relation représente un effet induit des politiques de cible monétaires elles mêmes, en estimant que« toute régularité statistique tend à s’évanouir quand on cherche à l’utiliser à des fins de contrôle » 87 . En cherchant à contrôler le plus étroitement possible l’agrégat monétaire pour aboutir à la stabilité des prix, la Banque Centrale se heurte à un changement du comportement des agents vis-à-vis de la monnaie suite à la conduite de la Banque Centrale. La relation présumée stable se trouve à son tour changée. En d’autres termes à forces de vouloir réaliser la cible intermédiaire, celle-ci devient irréalisable.

Notes
78.

L’apparition de ces actifs est survenue suite à la concurrence accrue entre les banques et les autres institutions financières qui ont poussé les secondes à une plus forte participation au système de paiement et les banques à rémunérer des actifs très proches de la monnaie pour attirer le plus possible de dépôts.

79.

Ceci s’explique par le fait que les agrégats larges sont moins susceptibles d’être affectés par des mouvements de transferts entre différents types de dépôts bancaires à la suite de mesures de déréglementation. C’est pour cette raison que ces agrégats ont d’ailleurs supplanté les plus étroits dans certains pays dans la fixation de normes de progression. Et que leur adoption rendrait plus difficile le rejet d’une relation stable entre la monnaie et le revenu. Blundel-Wignall et al (1990).

80.

Pour les tests concernant les agrégats étroits la période concernée est la fin des années 50- jusqu’à fin des années 80 et pour les agrégats larges la période de tests concernée est la fin des années 60 jusqu’à fin des années 80 sauf pour les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni.

81.

Pour les Etats-Unis, la politique monétaire restrictive poursuivie par le ciblage d’agrégat de monnaie a entraîné des coûts réels considérables en terme de taux de chômage et de déficit de balance des paiements. Ces coûts réels se mesurent par un taux de chômage de l’ordre de 14% aux Etats-Unis suite à la forte désinflation et une appréciation du taux de change de l’ordre de 74% entre 1980 et 1985. Ceci a fortement pénalisé les flux d’importation et d’exportation et entraîné un déficit courant sans précédent. Se rajoute à ceci une forte détention du Dollar de la part des investisseurs étrangers fragilisant ainsi la place financière qui devient très dépendante des anticipations de ces derniers sur l’évolution des actifs libellés en Dollar. Ce contexte a d’ailleurs fortement précipité le crash de 1987 qui devenait inéluctable et auparavant la crise de la dette internationale.

82.

B. M. Friedman (1983) soutient l’introduction du crédit dans la formulation de la politique monétaire car l’utilisation d’un agrégat de crédit en conjonction avec un ou plusieurs agrégats monétaires est bénéfique dans le sens où le crédit pourrait fournir une protection contre les faux signaux donnés par les agrégats monétaires sous les conditions d’instabilité qui affectent la demande de monnaie. Comme le crédit est une mesure de l’activité du côté des encours du bilan des agents, alors que les agrégats monétaires sont des mesures des actifs non bancaires des agents, il paraît donc raisonnable d’exploiter la base informationnelle regroupant les mesures de crédit et de monnaie susceptibles de fournir une complémentarité utile dans le contexte de comportements de portefeuilles de la part des agents.

83.

Entre 1959-80, le ratio crédit/PNB était en moyenne de 0.0187.

84.

Ces deux auteurs en utilisant une modélisation VAR sur des données américaines entre 1960 et 1985 démontrent que la monnaie affiche un pouvoir de prédiction pour ce qui est du revenu même après l’introduction du régime de ciblage de l’agrégat de monnaie. Ils démontrent aussi, en rajoutant à la régression le taux d’intérêt mesuré par le taux des bons de trésor, que la monnaie ne perd pas de son pouvoir de prédiction.

85.

Pour Friedman et Kuttner (1993) l’adoption du taux d’intérêt mesuré par le taux des bons commerciaux est justifiée par le fait que ce taux est meilleur dans la captation de l’information contenue dans les prix financiers qui importent le plus dans la détermination du revenu réel.

86.

M. Friedman (1984), en analysant la relation monnaie-revenu, déclare que le décalage enregistré n’est que de courte période en moyenne et n’est pas tendanciel. Il explique ceci par les larges fluctuations de la croissance de M1. Pour y remédier, il recommande d’accélérer et de rendre plus consistantes les réactions de la politique monétaire en réponse à ce qu’il qualifie «d’autres facteurs» qui affectent le revenu.

87.

Goodhart (1984): « any observed statistical regularity will tend to collapse once pressure is placed upon for control purposes »; p 96.