A.2. La gestion du mandat dual : règle de Taylor

A l’analyse des diverses actions de la Réserve Fédérale sur son taux des fonds fédéraux, il s’avère clairement que ces actions sont formulées en réponse aussi bien aux fluctuations de l’inflation qu’aux fluctuations du produit. Cela traduit d’ailleurs, la prise en considération par la Réserve Fédérale, dans la gestion de sa politique monétaire, des préférences du public non seulement pour la stabilité des prix mais aussi pour la faible variabilité du produit, (Meyer ; 2001).

En effet, si les banquiers centraux s’accordent à dire que la stabilité des prix est essentielle pour assurer une croissance soutenue, et que la Banque Centrale est responsable du taux d’inflation à long terme, pour Thorbecke (2000) ceci n’écarte pas le fait que la politique monétaire puisse contribuer à stabiliser le produit par ailleurs. La stabilité des prix n’est plus, dés lors, une fin en soit. Elle est importante car elle contribue à atteindre un niveau de revenu plus levé avec une variabilité moindre (Meyer ; 2001).

Taylor 1993, traduit la double réponse de la Réserve Fédérale aux variations de l’inflation et du produit en établissant une règle spécifique et simple qui serait représentative de la conduite de la politique monétaire américaine. D’après cette règle instrument – baptisée depuis la règle de Taylor 138 - le taux d’intérêt de la Banque Centrale est ajusté en réponse aux déviations du produit par rapport à son potentiel de long terme et aux déviations de l’inflation par rapports à sa valeur de référence. Plus spécifiquement et selon Judd et Rudebusch (1998), la règle de Taylor originelle fixe le niveau du taux nominal des fonds fédéraux de sorte à ce qu’il soit égal au taux d’inflation plus un taux réel « d’équilibre » des fonds fédéraux, plus deux écarts à pondérations égales : (i) l’inflation courante par rapport à sa valeur de référence, et (ii) la déviation en pourcentage du PIB réel par rapport à l’estimation de son niveau potentiel tel que :

Le coefficient 0.5 est le poids qu’accorde la Réserve Fédérale aux déviations de l’inflation et du produit pour ajuster son taux des fonds fédéraux. La présence aussi bien de l’écart d’inflation et de l’écart du produit 139 dans la règle de Taylor indique que la Réserve Fédérale se soucie autant de la stabilité des prix que de la minimisation des fluctuations du produit par rapport à sa cible, conformément au mandat qui lui est octroyé. Et Bien qu’elle ne soit pas dérivée directement d’une fonction de perte, la règle de Taylor serait selon Meyer (2001) la plus conforme à la fonction de perte d’une Banque Centrale qui adopte les deux objectifs. La fonction de perte dans ce cas comprend une déviation de l’inflation par rapport à sa cible et une déviation du produit par rapport à son niveau potentiel. Elle s’écrit,

Les coefficients, a et ( 1-a ), traduisent respectivement le coût d’une déviation de l’inflation par rapport à sa cible et le coût d’une déviation du produit par rapport à son niveau potentiel. Plus la valeur de ( a ), tend vers l’unité plus la Banque Centrale accorde un poids important à l’inflation au détriment du produit et inversement.

Pour Taylor (1993), cette règle « hypothétique» 140 est représentative de la conduite de la Réserve Fédérale durant la période 1984- 1992 141 . Sa forme demeure néanmoins « hypothétique » car, le coefficient de 0.5 qu’il attribue aux deux écarts du revenu et de l’inflation est déduit de l’observation des données passées sans donner une explication véritable au choix de cette valeur. Il précise d’ailleurs, que rien ne permettait de déterminer si le coefficient attribué à l’écart de l’inflation devait être plus grand ou plus petit que le coefficient attribué à l’écart du produit. Toutefois, d’après l’étude menée par Judd et Redebusch (1998), la règle de Taylor reproduit assez fidèlement l’évolution du taux des fonds fédéraux et serait proche de la politique des autorités monétaires américaines sur la période 1987-1992. Elle permet, par ailleurs, de comprendre pourquoi la politique monétaire n’a pas été efficace en dehors de cette période en montrant que les taux des fonds fédéraux n’ont pas été gérés comme elle le préconise. Ainsi, entre 1970 et 1979, le taux des fonds fédéraux était bien en dessous de ce qui devrait être selon cette règle. Ceci explique en partie pourquoi l’inflation augmentait durant cette période. Au début des années quatre-vingt, lorsque la Réserve Fédérale voulait à tout prix faire baisser l’inflation, on s’aperçoit clairement que le taux des fonds fédéraux était bien en dessus du taux tel que déduit de la règle de Taylor.

Depuis, plusieurs études, dont celles de Judd et Redebusch (1998) et de Redebusch et Svensson (1998), s’accordent à dire que la règle de Taylor caractérise le mieux la politique monétaire des Etats-Unis et estime, voire prédit, avec beaucoup de précision l’évolution du taux des fonds fédéraux. L’évolution des taux à terme confirme aussi l’arbitrage continu entre inflation et activité économique et donc la gestion duale des objectifs de la Réserve Fédérale. En effet, le marché à terme reflète les anticipations d’un changement dans le taux des fonds fédéraux dans le mois à venir. Il ressort de l’analyse de l’évolution des taux à terme qu’une inflation plus élevée que celle anticipée augmente le taux des fonds fédéraux à terme et qu’un niveau de chômage plus élevé que celui anticipé fait baisser le taux des fonds fédéraux à terme. Cela indique que, les participants au marché anticipent une augmentation du taux de la Réserve Fédérale lorsque le taux d’inflation augmente et ils anticipent une baisse de ce même taux lorsque le taux de chômage augmente. Ainsi, les participants au marché croient fermement que la Réserve Fédérale tente de prévenir aussi bien l’inflation que le chômage (Thorbecke ; 2000).

En dépit de son grand succès, la règle de Taylor demeure très complexe à mettre en ouvre. En effet, si une telle règle- ce qui est aussi valable pour toute autre règle- est adoptée explicitement, elle apporterait un fort éclairage sur la véritable conduite de la politique de la Réserve Fédérale et comblerait le manque de transparence tant reproché à cette institution. Elle serait alors le moyen de communication privilégié avec le grand public qui, à son tour, serait en mesure de tenir la Réserve Fédérale pour responsable en cas de son non-respect. Or, des réserves sont émises quant à l’adoption explicite de la règle de Taylor. Cela tient au fait que cette règle, malgré son apparence simple, demeure difficile à mettre en pratique (Cecchetti ; 1998). Une forte incertitude persiste quant à l’estimation d’une variable clés de cette règle qui est le produit potentiel 142 .

Comme le remarquent Meyer (2001) et Judd et Rudebusch (1999), autant la Banque Centrale pourrait affecter l’inflation et donc se permettre de fixer un sentier d’évolution de celle ci, autant il lui est presque impossible de faire de même en ce qui concerne le niveau de plein emploi. Ce dernier est déterminé par la structure même de l’économie y compris la capacité du marché à détecter les postes vacants et les chômeurs, et aussi des politiques d’emploi qui fixent le niveau de compensation pour les chômeurs ainsi que le niveau du salaire minimum. En raison des changements auxquels fait face le marché du travail ainsi que les politiques qui le gèrent, il serait inapproprié de fixer un niveau explicite pour le plein emploi. Ainsi, par exemple, en 1997 le rapport économique préconisait une bande pour le taux de chômage de l’ordre de 5 à 6% qui serait consistant avec le niveau de plein emploi. Or, cette bande estimée s’est avérée trop étroite et le véritable taux de plein emploi se situerait dans une bande comprise entre 4 et 7.5% avec une probabilité de 95% (Walsh ; 1998).

En raison des difficultés inhérentes à son estimation et aux probables de révisions dont il pourra faire l’objet, la fixation d’un niveau précis du plein emploi ou encore du produit potentiel ne serait pas un avantage en faveur d’une transparence et d’une responsabilisation auxquelles la Banque Centrale aspire (Meyer ; 2001).

Une critique d’une autre nature provient de Svensson (1998 ;2002) à l’encontre de l’exploitation de la règle de taylor. Pour Svensson la simplicité accordée à la règle de Taylor, où toute autre règle de la sorte, établie de manière explicite ne peut pas être optimale. Les règles instruments, type règle de Taylor, qui mettent directement en relation l’instrument de la Banque Centrale à la cible en question constituent des fonctions de réaction établies de manière rétrospective. Elles ne découleraient pas d’un processus d’optimisation de la réelle fonction de perte de la Banque Centrale 143 . En plus, le nombre réduit des variables qui apparaissent dans ce type de règle ne renvoie pas la réelle conduite de la Banque Centrale. On se doute bien que la Réserve Fédérale dans la prise de décision ne se contente pas de répondre au seul écart de l’inflation par rapport à la cible et du revenu par rapport à son niveau tendanciel. Elle fait appel à un nombre beaucoup plus important de variables pour pouvoir varier son taux d’intérêt. En effet, les Banques Centrales sont plus efficaces à répondre aux déterminants de la cible qu’à la cible elle même.

Notes
138.

Cette règle doit son nom à John B. Taylor (1993)qui l’a établie. Dans son analyse Taylor l’a nommée règle de taux d’intérêt.

139.

La présence de l’écart de produit dans la règle de Taylor peut avoir une explication alternative. L’écart du produit est considéré comme un indicateur de l’inflation future conformément à la courbe de Phillips. Selon la théorie de cette courbe, les variations de l’inflation sont affectées par l’écart de l’économie par rapport à son niveau potentiel de production. Ce potentiel de production est fonction du taux de chômage naturel –NAIRU. Lorsque le taux de chômage enregistré est supérieur à son taux naturel et lorsque le niveau du produit est en dessous de son potentiel, l’inflation baisserait. Au contraire, si le taux de chômage est inférieur à son niveau naturel et le niveau du produit est supérieur à son potentiel, l’inflation augmenterait. L’apparition de l’output gap dans les règles de réaction relatives au régime de ciblage d’inflation retient cette explication (Svensson ; 1996) comme nous le verrons dans le chapitre III.

140.

C’est le terme employé par Taylor (1993).

141.

Sous l’ère Greenspan, la seule exception notable à la règle de Taylor intervient durant l’épisode du krach boursier de 1987.

142.

Voir aussi Armor et côté (2000).

143.

Nous reviendrons dans la deuxième section du chapitre IIIsur le débat « règle instrument » et « règle de ciblage ».