A.1. Niveau des prix versus inflation

La stabilité des prix, souvent recommandée pour être un objectif premier de la politique monétaire, représente une vertu commune à l’ensemble des régimes monétaires analysés précédemment. Cependant, la stabilité des prix peut être interprétée dans deux sens différents. Selon le sens retenu, il en découle des formulations différentes de la politique monétaire ainsi que des résultats différents en terme d’inflation et de stabilisation du revenu. Afin de mieux cerner le problème que pose le choix entre une cible en terme d’inflation ou de niveau des prix, il nous paraît approprié de commencer par définir ce qu’est la stabilité des prix et présenter les enjeux en terme de formulation de la politique monétaire. Ensuite, Etant donné que dans la pratique l’adoption du niveau général des prix comme cible demeure inexistant au sein des pays à l’étude, le débat sur les véritables conséquences reste ouvert

Qu’est ce que la stabilité des prix ? Deux définitions foncièrement différentes peuvent être dérivées de la notion de stabilité des prix. La stabilité des prix est le plus souvent assimilée à une inflation faible et stable. C’est d’ailleurs la définition que nous avons retenue et que l’on utilise communément dans la majorités des travaux traitant de la politique monétaire. Mais la stabilité des prix peut aussi être assimilée, comme son nom l’indique, à un niveau des prix stable (Svensson 1999c, d).

L’espérance du taux d’inflation qui résulte d’une telle situation est déduite de la dérivée première de l’espérance des prix 183 . On a alors :

Dans ce cas, la réalisation de la stabilité du taux d’inflation ne peut pas entraîner une stabilité du niveau des prix à long terme. Au contraire, la variance du niveau des prix sera fonction du temps.

Ainsi, lorsque une Banque Centrale cherche à stabiliser l’inflation, les périodes de forte inflation sont suivies par des périodes de faible inflation. Il en découle des déviations du niveau des prix. Plus l’horizon de prévision est lointain, plus ces déviations sont difficiles à prévoir et donc plus grande sera la variance du niveau des prix. En vue de ce résultat final qu’elle pourrait engendrer, une inflation stable est loin d’être le reliquat de la « stabilité des prix ».

Dès lors, la Banque Centrale se retrouve face à un choix, soit assurer une inflation stable, soit un niveau des prix stable. Comme présenté dans Svensson (1999c), et en supposant à titre de simplification que le ciblage est de nature stricte 184 , deux formulations de la fonction de perte sont possibles. Lorsque la Banque Centrale préfère la première alternative elle va fixer une cible pour l’inflation et va poursuivre un régime de ciblage d’inflation. En supposant que ce ciblage est de nature stricte, la Banque Centrale va alors s’imposer la fonction de perte périodique telle que 185  :

La cible du niveau des prix peut suivre un sentier constant ou légèrement croissant 186 tel que,

Ainsi le niveau des prix optimal pour une période donnée est égal au niveau optimal de la période précédente plus une certaine variation optimale.

Face au ciblage du niveau des prix, l’alternative du ciblage d’inflation induit que le sentier des prix ne suit plus le sentier défini par (3) mais plutôt,

Ceci implique que le niveau des prix courant ciblé est simplement égal au niveau des prix réalisé la période précédente plus la variation optimale. En effet, nous pouvons déduire le ciblage d’inflation à partir de la fonction de perte (2), à condition que le sentier d’évolution des prix suive (4) et non plus (3) tel que 187 ,

Ceci revient à dire que sous le ciblage d’inflation, le sentier du niveau des prix suit (4) et non pas (3). En comparant les deux sentiers d’évolution (3) et (4), nous en déduisons que sous le ciblage du niveau des prix, le niveau des prix est stationnaire mais, qu’au contraire sous le ciblage d’inflation il devient non stationnaire. En effet (4) traduit une déviation 188 du niveau des prix. Dans ce dernier cas la non stationnarité entraîne une plus grande volatilité du niveau des prix à long terme puisque la variance de (4) augmentera sans limite au fur et à mesure que l’horizon s’étend (Svensson, 1999c et Cecchetti, 1997 ; 1998).

Pour comprendre de manière plus concrète ce résultat, il faut faire appel à la nature même de la politique monétaire sous les deux alternatives de ciblage. Comme traduit de manière très simple dans (Citu ; 2002), le régime de ciblage d’inflation est par définition « forward looking », dont l’objectif est de maintenir l’inflation au niveau de la cible. Sous un tel régime, la Banque Centrale ne tente pas de compenser les ratages précédents de la cible. Par exemple, si l’inflation dépasse la cible à une période donnée, la Banque Centrale ne va pas tenter de compenser cette hausse par une baisse de l’inflation en dessous de la cible. Elle tentera seulement de ramener l’inflation au niveau de la cible. Sous le ciblage d’inflation, la Banque Centrale suit le principe de « bygones are bygones  189 » (ce qui est fait est fait). Elle ne se soucie que de ce qui adviendra du sentier d’évolution futur de l’inflation. Or, en suivant ce principe de « bygones are bygones » les ratages successifs, aussi minimes soient-ils, de la cible d’inflation, vont s’accumuler au fil du temps – puisque aucune compensation n’est envisagée. Ils finiront par alimenter l’incertitude sur le niveau des prix à long terme. Ainsi, le ciblage d’inflation, tout en tentant de stabiliser l’inflation au niveau de sa cible, augmente l’instabilité du niveau des prix à long terme.

A contrario, le régime du ciblage du niveau des prix ne permet pas l’application du principe du « bygones are bygones ». En poursuivant le ciblage du niveau des prix, la Banque Centrale est appelée à restreindre sa politique monétaire lorsque le niveau des prix grimpe à un niveau supérieur à celui de la cible, de sorte que le niveau des prix revienne au niveau cible et compense ainsi la hausse précédente. Une telle politique, si elle arrive à assurer la stabilité du niveau des prix en éliminant la déviationrésultant de l’approche « bygones are bygones » propre au ciblage d’inflation, peut engendrer une volatilité de l’inflation à force d’appliquer l’approche compensatoire. Pour illustrer ceci, nous pouvons déduire le sentier d’évolution qu’emprunterait l’inflation sous le ciblage du niveau des prix en suivant Svensson (1999c). Ainsi, pour que la fonction de perte (1) induise le ciblage du niveau des prix il faut que l’inflation suive 190

Ainsi sous le ciblage du niveau des prix la cible d’inflation devient endogène et non plus exogène. Elle sera alors variable en fonction du temps. La variabilité de l’inflation sera d’autant plus grande que la Banque Centrale ne s’accorde aucune flexibilité dans sa quête de la cible du niveau des prix et ne transige avec aucune déviation du niveau des prix même si elle est de nature transitoire (Citu ; 2002)

En résumé, la différence entre le ciblage d’inflation et le ciblage du niveau des prix réside dans le sentier de la variance des prix. En effet le ciblage du niveau des prix implique des prix plus volatiles à court terme et des prix moins volatiles à long terme que ce que pourrait impliquer le ciblage du taux d’inflation. Mais qu’en est t’il des conséquence des deux alternatives sur la stabilisation du produit ?

Bien que dans la pratique il existe un nombre de plus en plus croissant de régimes de politique monétaire avec cible d’inflation, il n’existe actuellement aucun régime avec une cible de niveau des prix. Le seul pays ayant adopté par le passé le régime du ciblage du niveau des prix est la Suède entre 1931 et 1937 pour se prémunir contre la déflation. Malgré le manque d’expérience portant sur une période longue pour ce qui est du ciblage du niveau des prix, un intérêt croissant est porté dans la littérature à l’étude comparative entre le ciblage du niveau des prix et celui du taux d’inflation.

La comparaison entre les deux régimes porte sur leurs conséquences relatives sur l’évolution des prix d’un coté, et sur la stabilisation du produit, d’un autre coté. En d’autres termes, ceci revient à analyser l’arbitrage entre une variance faible du niveau des prix d’un coté, et une variance élevée de l’inflation et du produit d’un autre coté.

Ce qui ressort globalement des études théoriques 191 à ce sujet montre, conformément à ce qui est exposée ci-dessus, que le ciblage du niveau des prix offre le bénéfice potentiel d’entraîner une visibilité forte sur l’évolution du niveau des prix dans le temps. Il peut engendrer par conséquent de bonnes perspectives pour le maintien de la stabilité des prix à long terme, comparé à ce que peut engendrer le ciblage d’inflation. Aussi, cette forte visibilité permet un bon ancrage des anticipations d’inflation, facilité les décisions de planifications à long terme et entraîne en définitive une allocation efficace des ressources (Mishkin et Schmidt-Hebbel ; 2001). Face à ces avantages, le ciblage du niveau des prix peut faire supporter à l’économie des coûts. Avec le ciblage du niveau des prix, une plus grande volatilité de l’inflation et du produit est possible comparé au ciblage d’inflation. En effet, comme expliqué plus haut, le ciblage du niveau des prix n’obéit pas à une logique « bygone is bygone ». Dans ce cas, les chocs non anticipés sur le niveau des prix doivent être contrecarrés. La volatilité excessive de l’inflation occasionnée par cette stratégie serait d’autant plus grande que le ciblage ne s’accommode pas aux chocs transitoires sur les prix et que la Banque Centrale ne dispose pas d’assez de flexibilité lui permettant de tolérer des déviations par rapport à la cible. Les effets d’une forte volatilité de l’inflation sur la volatilité du produit seraient d’autant plus importants que des rigidités nominales persistent.

La vérification de la présence de ces coûts en cas de ciblage du niveau des prix est donc fondamentalement lié à la nature rétrospective de la stratégie – backward looking- Lorsque, les anticipation sont prospective -forward looking-, comme dans le modèle de Svensson (1999d), le ciblage du niveau des prix peut, au contraire, induire une plus faible variance de l’inflation et du produit que dans le cas d’un ciblage de l’inflation. Sous l’hypothèse d’une persistance du produit 192 , même modérée, le ciblage de niveau des prix offre des résultats plus promettant, qui peuvent paraître contre intuitifs. La raison est que, sous le ciblage d’inflation, l’inflation dépend de l’écart du produit actuel, alors que sous le ciblage du niveau des prix l’inflation dépend de la variation de l’écart de produit. En présence d’une persistance du produit, la variation de l’écart du produit est moins volatile que l’écart du produit lui-même. Dittmar et Gavin (2000) 193 vont encore plus loin et montrent que même en l’absence de persistance de produit, le ciblage du niveau des prix induit un meilleur arbitrage entre la variance de l’inflation et du produit comparé au ciblage d’inflation. Lorsque les anticipations sont forward looking, c’est à dire que l’inflation future affecte l’arbitrage actuel inflation-produit, le ciblage du niveau des prix offre une variance plus faible de l’inflation et du produit, indépendamment du degré de dépendance du niveau du produit actuel par rapport aux niveaux précédents.

Au regard des pratiques actuelles des Banques Centrales et du manque d’expériences réelles avec le ciblage des prix, les résultats théoriques affichés ne peuvent dicter un choix définitif entre les deux alternatives. En l’état actuel des choses, Mishkin (2000), Mishkin et Scmidt-Hebbel (2001) jugent que le ciblage d’inflation offre, dans l’ensemble, un meilleur cadre pour accomplir l’objectif de stabilité des prix comparé à ce que peut offrir le ciblage du niveau des prix. Toutefois, selon ces mêmes auteurs, les Banques Centrales peuvent bénéficier des avantages que procure le ciblage du niveau des prix en matière de stabilisation des prix à long terme, en adoptant une stratégie hybride. Cette stratégie consisterait à adopter une cible d’inflation et à l’assortir d’un engagement à compenser au cours des périodes ultérieures l’écart par rapport à la cible.

Notes
183.

Puisque le taux d’inflation n’est autre que le taux d’accroissement du niveau des prix.

184.

Svensson (1999d), développe les résultats comparatifs pour un ciblage flexible, aussi bien pour le taux d’inflation que le pour le niveau des prix, en prenant en considération en plus de l’objectif de stabilisation des prix celui du produit.

185.

C’est la même équation (1’’) que nous avons déjà présentée dans le chapitre I.

186.

Imposer à la cible du niveau des prix un sentier légèrement croissant induit une inflation légèrement positive. Comme nous l’analyserons dans le paragraphe A.2 suivant, il est admis qu’une inflation légèrement positive procure des avantages à la conduite de la politique monétaire comparée à une inflation nulle.

187.

Cette interpolation du sentier d’évolution du niveau des prix à partir du ciblage d’inflation est celle développée par Svensson (1999c) et aussi par Cecchetti (1997 ; 1998).

188.

Base drift.

189.

Cette expression est empruntée à Citu (2002).

190.

Cette extrapolation est celle adoptée par (Svensson 1999c).

191.

Pour une revue des études théoriques à ce sujet voir Mishkin (2000), Mishkin et Shmidt-Hebbel (2001) et Citu (2002).

192.

Il y a persistance du produit, lorsque le niveau du produit actuel est expliqué en parti par les niveaux antérieurs. Ce phénomène se déclenche en raison, entre autres, des imperfections sur le marché du travail occasionnées par les rigidités nominales.

193.

Voir aussi Gavin (2000).