A.2.1. Les inconvénients d’une cible d’inflation nulle

Un premier argument souvent relevé et qui vient à l’encontre de la fixation à zéro de la cible d’inflation à long terme, consiste en l’augmentation du taux de chômage naturel qu’engendre le ciblage d’un niveau d’inflation nul (Mishkin ; 2000). La présence de la rigidité à la baisse des salaires nominaux implique que les salaires réels ne peuvent baisser que s’il y a inflation positive. Un taux d’inflation très faible peut empêcher les salaires réels de s’ajuster à la baisse en cas de recul de la demande de travail. La conséquence de ce manque de souplesse des salaires entraîne une augmentation du taux de chômage naturel. Toutefois, la portée effective d’un tel phénomène économique est sujette à débat. Dans un colloque organisé par la Banque du Canada en 2000 197 , la conclusion des actes de ce colloque portant précisément sur l’étude de la relation entre inflation nulle et augmentation du chômage est loin de faire l’unanimité. Les résultats appuyant l’existence du mécanisme par lequel une inflation nulle ferait augmenter le taux de chômage naturel sont loin d’être clairs. Certains points d’ordre technique remettent en cause la crédibilité des résultats des études économiques mettant en avant le risque d’augmentation du chômage naturel en cas de ciblage de taux d’inflation nul. Le premier point porte sur l’estimation de la rigidité des prix. Le second point porte sur la période d’étude.

Pour ce qui est du premier point, la vérification empirique de l’existence réelle de la rigidité des salaires nominaux à la baisse est entachée de biais et ne permet pas de tirer des conclusions définitives sur leurs effets 198 . Ce qui ressort de ce colloque c’est que les mesures de rigidité, extraites à partir d’enquêtes auprès de salariés, sont exagérées et ne permettent donc pas d’en tirer des conclusions solides 199 . La Banque Centrale Européenne arrive à la même conclusion 200 . Elle estime que l’importance des rigidités nominales à la baisse est très incertaine dans la zone euro et que les vérifications empiriques déployées à cet effet ne permettent pas de tirer des conclusions définitives. En effet, du côté de la formation des prix, la BCE conclut que les baisses des prix nominaux ne sont pas aussi inhabituelles qu’on ne le pense. Du côté de la formation des salaires, les enquêtes menées auprès des ménages et des employeurs indiquent qu’une proportion substantielle de salariés a subi une baisse de leur rémunération. Pour la BCE, ces constations ne permettent pas de tirer des conclusions définitives sur le poids réel de la rigidités des salaires à la baisse concernant sa zone monétaire. En outre, Pour Parkin (2000) 201 , même si l’on considère que les données salariales permettent d’estimer le degré de rigidité à la baisse, les effets de la rigidité à la baisse des salaires nominaux sur l’emploi ne semblent pas justifier le choix d’une cible positive en matière d’inflation.

Le second point, soulevé à l’encontre des études menées sur la relation inflation faible et rigidité des prix à la baisse, a trait à la durée couverte par ces mêmes études. En effet la BCE, et toujours à partir des travaux soutenant sa réflexion sur sa stratégie de politique monétaire, remarque que l’analyse de ce point est fortement affectée par la rareté des données due au manque de périodes prolongées de très faible inflation, dans quelques pays que ce soit. En définitive, la rigidité des prix et des salaires nominaux à la baisse, n’encourage pas les Banques Centrales à s’aventurer dans le ciblage d’une inflation nulle. Pour autant, elle ne justifie pas à elle seule le recours à une cible d’inflation positive comme en concluent Parkin (2000) pour le cas du Canada, les travaux menés par la BCE (2003) pour l’ensemble de sa zone monétaire et aussi Mishkin (2000) qui analyse la question dans sa globalité. L’étude menée par Rodriguez-Palenzuela et al (2003) sur une large panoplie des pays de l’OCDE ne dévoile, elle aussi, aucune relation effective entre l’inflation et les rigidités nominales à la baisse. Mieux encore, cette étude arrive à la conclusion selon laquelle le combat à mener à l’encontre les rigidités nominales à la baisse devrait être du ressort des structurations du marché du travail et non pas de celui de la politique monétaire.

Un deuxième inconvénient inhérent au ciblage d’une inflation nulle traduit le risque que peut encourir la Banque Centrale à faire sombrer son économie dans une déflation prolongée. Cet argument qui va à l’encontre de l’adoption d’une inflation égale à zéro et qui selon Mishkin (2000) serait plus convaincant que le précédent, suscite une attention particulière de la part de toutes les Banques Centrales, la BCE en tête. La déflation au même titre que l’inflation occasionne des coûts considérables lorsqu’elle s’installe au niveau d’une économie 202 . Une fois intervenue, la déflation risque de perdurer en raison de la menace qu’elle fait peser sur la stabilité financière (Bernanke et Mishkin ; 1999). Le risque de voir la déflation installée est d’autant plus important que la Banque Centrale cible un niveau nul d’inflation. En effet, étant donné que les actions que la Banque Centrale peut mener sur le taux d’intérêt sont limitées par le plancher zéro, sa capacité à freiner la déflation devient de plus en plus faible. La contrainte du plancher zéro des taux d’intérêt signifie qu’en situation de très faible inflation, la Banque Centrale pourrait se voir incapable de réduire les taux d’intérêt réels autant qu’elle le souhaiterait en vue de contrecarrer un choc négatif de demande. Pour Mishkin (2000) il est potentiellement plus coûteux sur le plan économique de se trouver dans une situation de déflation que de se trouver au dessus d’une cible d’inflation positive. Face à cette menace déflationniste que pourrait engendrer le ciblage d’une inflation très faible voire nulle, toutes les Banques Centrales préfèrent se munir d’une marge de sécurité sous la forme d’une cible d’inflation positive. En effet, comme le fait remarquer la BCE, le maintien d’un taux positif de l’inflation par opposition à un taux nul réduit la probabilité de voir les taux d’intérêt se rapprocher de la limite inférieur zéro auquel cas la capacité de la Banque Centrale à réagir de façon appropriée pourrait être entachée. Viser un taux d’inflation positif revient à s’accorder une marge de sécurité pour éviter que la Banque Centrale ne se trouve complètement démunie face à une situation ou la déflation menace d’émerger. Cette marge de sécurité minimum que doit s’accorder la Banque Centrale pour éviter que les taux d’intérêt tombent à zéro et que la spirale déflationniste se déclenche est assurée lorsque la cible d’inflation est située à plus de 1% 203 .

Le risque de déflation que peut engendrer un étirement vers le bas des anticipations d’inflation, suite au ciblage d’une inflation très faible voire nulle, intervient dans l’explication de l’asymétrie qui caractérise la définition quantitative que donne la BCE à la stabilité des prix. En effet, afin d’éviter qu’un recul du niveau des prix ne soit constaté, la BCE a préféré attirer plus l’attention sur la borne supérieure de sa zone de ciblage et ceci en ne précisant explicitement depuis le début que cette dernière. L’éclaircissement ultérieur apporté par la Banque Centrale Européenne sur sa définition de la stabilité des prix va encore dans ce sens. La BCE continue à ne préciser que la borne supérieure de la zone de ciblage mais précise que c’est vers cette limite qu’elle souhaite voire l’inflation converger. Autant de signes envoyés au grand public pour étirer les anticipations d’inflation vers la limite supérieure et surtout éviter toute tension déflationniste. Cette asymétrie qui caractérise la définition attribuée par la BCE à la stabilité des prix constitue d’ailleurs une des recommandations faite par la Banque des Règlements Internationaux (BRI) dan son 73ème rapport pour prévenir contre le risque de déflation que pourraient rencontrer les pays industriels les plus avancés. La BRI rapporte ainsi que les Banques Centrales pourraient définir des bandes asymétriques dont le jalon bas serait plus proche du taux cible. Opérant de la sorte, un chiffre d’inflation inférieur à la cible déclencherait une réaction plus marquée qu’un dépassement d’ampleur équivalente. Ceci est afin d’éviter que la limite basse ne soit atteinte 204 .

Notes
197.

Banque du Canada (2000) : « la stabilité des prix et la cible à long terme de la politique monétaire »Actes d’un séminaire tenu à la banque du Canada en juin 2000, Colloque 2000.

198.

Ce point est particulièrement détaillé dans l’article de Perkin présenté dans le cadre de ce colloque.

199.

Cette constatation est valable notamment pour ce qui est des études consacrées aux marchés anglais et canadien.

200.

Banque Centrale Européenne (2003) : « vue d’ensemble des études de référence dans le cadre des réflexions sur la stratégie de politique monétaire de la BCE », Banque Centrale Européenne 8 mai (2003) ; P. 1-25.

201.

Parkin. M (2000) : « Qu’avons- nous appris au sujet de la stabilité des prix ». University of Western Ontario.

202.

Pour une analyse des causes et des répercussions de la déflation voir Goux J. F (1998b).

203.

Ce résultat est avancé par la BCE en se basant sur les études qui ont supporté sa réflexion sur sa stratégie de politique monétaire, BCE (2003).

204.

Voire BRI 73ème rapport ; P. 85.