A.2.2. Causalité structurelle versus pouvoir de prédiction

Une deuxième implication de l’approche par les variables informationnelles telle que avancée par B.M. Friedman (1988b, 1990) est que les problèmes de causalité, qui ont assez dominé l’approche de cible intermédiaire, deviennent secondaires. Ainsi, nous pouvons lire dans B.M. Friedman (1988b) 262 que “In the context of the information variable approach to monetary policy, the much debated issue on whether statistical experiment… constitute valid tests of « causality » is beside the point”. Autrement dit, que la monnaie cause structurellement ou pas le mouvement futur du revenu ou des prix n’est pas le problème dans le cadre de la nouvelle approche. Ce qui importe est de s’intéresser à savoir si les valeurs observées de la monnaie fournissent de l’information qui pourrait aider à prédire les mouvements futurs de ces variables. Déjà en 1984, B. M. Friedman montre que les tests économétriques, effectués pour estimer si la monnaie véhicule une information avancée, peuvent se prononcer sur un tel résultat en dehors d’un modèle structurel. Désormais, les analyses statistiques faites à la lumière des travaux de Granger (1969) et Sims (1972) sont jugés pertinentes, et ce, en dépit de la question de savoir si ces tests sont capables de dire quoique ce soit sur la causalité économique structurelle 263 .

D’ailleurs, selon B.M Friedman (1990) bien que, l’éclipse de la relation entre la monnaie et le revenu et la monnaie et les prix condamne l’utilisation de la monnaie comme cible intermédiaire de manière rigide et mécanique, elle n’exclue pas définitivement son exploitation dans la formulation de la politique monétaire du moment où ses mouvements fournissent encore de l’information sur les fluctuations du revenu ou des prix. La monnaie peut continuer à être utilisée comme variable informationnelle et la Banque Centrale peut ajuster la politique monétaire en réponse aux écarts de la monnaie lorsque, d’autres écarts émanant d’autres variables viennent corroborer un tel ajustement. En effet, la Banque Centrale n’a pas intérêt à réajuster sa politique aux seules fluctuations de la monnaie si ces mêmes fluctuations ne rapportent aucune implication automatique et solide sur les mouvements ultérieurs du revenu ou des prix.

Friedman & Kuttner (1992) vont encore plus loin et affirment que, ce qui importe est simplement de savoir si les mouvements des quantités financières -tels que la monnaie et le crédit- fournissent une information supplémentaire sur les mouvements futurs du revenu ou des prix par rapport à celle évoquée par l’observation des seuls mouvement du revenu ou des prix eux-mêmes. En tel cas, la politique monétaire peut exploiter cette information supplémentaire sans se préoccuper de savoir si elle reflète une véritable causalité, une causalité inverse basée sur l’anticipation ou encore une causalité mutuelle en raison de forces indépendantes mais inobservables.

Pour estimer la pertinence de tels indicateurs, sans se préoccuper des considérations structurelles, les économistes ont souvent fait appel à la méthode économétrique VAR. Cette méthode ne repose pas sur une logique structurelle mais plutôt sur une logique de précédence dans le temps. Afin d’extraire le contenu informationnel des variables, les tests VAR ont connu deux principaux développement : les test de la causalité au sens de Granger et les décompositions de variance de Sims. Les tests de causalité à la Granger permettent d’établir une relation entre les variables objectifs (à prédire) et les variables indicateurs (retardées) sans présupposer pour autant qu’il existe des liens structurels entre elles. Les décompositions de variance quant à elles, permettent de déterminer dans quelle mesure une variable supposée informationnelle explique ou non l’erreur de prévision sur la variable objectifs.

Les tests de Granger déterminent, comme leur nom l’indique, la causalité au sens de Granger (G-Causation). Cette causalité repose sur deux principes : le premier suppose que, pour rune série temporelle la cause précède l’effet. Le second suppose que la série causale contient de l’information sur l’effet qui n’est pas contenue dans les autres séries. L’implication majeure de ces deux principes est que l’utilisation de la cause produit une anticipation supérieure de l’effet.

L’engouement porté durant les années 1980 et 1990 à la détection d’indicateurs informationnels à partir des prix des actifs était largement alimenté et facilité par les techniques statistiques mises en œuvres pour la mesure du pouvoir de prédiction. Ainsi selon Côté et Fillon (1998) et Domanski et Kremer (1998), les prix des actifs financiers contiennent de l’information utile pour la conduite de la politique monétaire, indépendamment du rôle qu’ils peuvent avoir dans le mécanisme de transmission. Cela tient compte du fait que les prix des actifs, rationnellement évalués, devraient refléter le sentier d’évolution anticipé de leur rendement. Si ces anticipations sont formulées en prenant en considération l’évolution de certains fondamentaux macro-économiques, et si en plus elles ne sont pas systématiquement biaisées, alors les prix des actifs pourraient être utilisés par les Banques Centrales en tant que indicateurs avancés de l’activité réelle et de l’inflation. En outre, les prix des actifs véhiculent une information mise à jour sur l’état de l’économie et reflètent les anticipations des participants aux marchées, qui peuvent s’avérer plus représentatives que les statistiques obtenues à partir des enquêtes.

Face à tous ces avantages, les prix des actifs, avec la structure par terme des taux d’intérêt en tête, se sont vus attribuer un double rôle par la Banque Centrale. Ainsi, L’information avancée que la structure par terme véhicule peut être exploitée aussi bien d’un point de vue stratégique que d’un point de vue tactique 264 .

D’abord, stratégique car elle exploite cette information dans la formulation de sa projection économique. La pente des taux d’intérêt compte parmi les indicateurs les plus performants pour mieux anticiper l’évolution future de l’inflation et de l’activité économique. Ainsi en plus d’un modèle structurel global, des modèles économétriques d’indicateurs basés sur des variables financières sont adoptés dans le but d’avoir des prévisions alternatives pour ce qui est du PIB et de l’inflation, dont les résultats seront rapidement croisés avec ceux fournie par le modèle officiel pour détecter rapidement les erreurs potentielles et pouvoir mieux intervenir.

Ensuite, tactique car la Banque Centrale peut extrapoler les anticipations véhiculées par le pante des taux pour mieux les manipuler. En effet, la Banque Centrale, peut avoir recours au segment à court terme de la pente pour mesurer les anticipations des marchés financiers en ce qui concerne les taux à trois mois futurs. Le processus consiste à comparer la mesure des anticipations des taux d’intérêt avec celle résultant des prévissions propres à la Banque Centrale. Ceci est dans le but d’évaluer le niveau des conditions monétaires, tel que anticipé par les marchés financiers. Cette comparaison peut être utile pour les autorités monétaires dans la prise de décision tactique au moment opportun, pour changer le taux officiel.

Toutefois, comme le précisentDomenski et Kremer (1998), ces deux canaux sont fortement interdépendants. Les perspectives de long et de court terme sont inter-reliées par la fonction de réaction de la Banque Centrale telle que perçue par les agents économiques. Un changement dans les anticipations d’inflation pourrait entraîner une modification des taux à court terme anticipés et vice-versa. Cette relation à des implications évidentes sur la façon avec laquelle les actions de la politique monétaire affectent le niveau et la variation des prix des actifs. En réduisant les taux à court terme au dessous du niveau d’équilibre, la Banque Centrale pourrait augmenter le spread, si les anticipations à long terme demeurent inchangées. Mais ceci est possible seulement, si les mesures de la Banque Centrale sont conformes au régime de la politique monétaire reflétée par la fonction de réaction que les agents utilisent pour formuler leurs anticipations de l’inflation et des taux d’intérêt futurs. Si, au contraire, les mesures sont opérées par surprise, la Banque Centrale peut susciter le risque d’une réaction des prix des actifs qui contredirait ses intentions initiales. Les fluctuations à court terme des prix des actifs dépendent dans se sens de la façon et de l’étendu de la révision des anticipations opérée par les participants aux marchés.

Le bruit d’inflation à long terme donne un poids élevé à toute fonction de réaction que les agents économiques utilisent pour la formulation de leurs anticipations sur l’évolution à court terme des taux futurs. Par conséquent relier les décisions de la politique monétaire aux anticipations du marché les rends autoréalisatrices et pourrait conduire à une instabilité de la politique monétaire et à l’apparition de l’inflation. Ceci stimule les attaques spéculatives sur les marchés financiers et compromet la crédibilité de la Banque Centrale. Indépendamment du danger de rentrer dans un cercle vicieux, mettre plus de poids sur les anticipations du marché peut être interprété comme un renversement du régime monétaire par les autres agents économiques en leur faveur. Ceci rend difficile pour la Banque Centrale d’évaluer l’état de la politique monétaire parce que les indicateurs du marché deviennent fiables et d’autres indicateurs tels que les agrégats de monnaie perdent de leur propriété d’indicateur à cause du changement du comportement des agents. Finalement ; la Banque Centrale peut finir dans une situation où il est difficile voir impossible de stabiliser les anticipations parce que tout simplement la politique monétaire avait été adaptée aux anticipations du marché.

L’ancrage des anticipations pour la politique monétaire peut être mieux accompli par un accord fort et crédible sur la stabilité à long terme des prix et une politique monétaire prévisible facilite la formulation des anticipations par les agents économiques. Premièrement, une politique monétaire qui s’engage à stabiliser les prix, offre un ancrage nominal pour les anticipations d’inflation pour des horizons lointains. Deuxièmement, une stratégie transparente établie une relation entre ce niveau stratégique et le niveau opérationnel ou tactique reflété par les taux à court terme. Sous cette condition, il est raisonnable pour les participants aux marchés d’assumer que les taux à court terme (déterminés par les autorités), peuvent fluctuer significativement dans le court terme (dans le but de contrecarrer les pressions inflationnistes et de rendre les taux monétaires réels conformes aux anticipations de variations des taux de capitaux réels). Troisièmement, la politique monétaire devrait être capable de lisser la volatilité du marché en réduisant l’incertitude sur les variations futures des taux d’intérêt.

Bien que, dans l’ensemble, et d’après les tests économétriques, la structure par terme des taux d’intérêt véhicule un pouvoir de prédiction significatif, les résultats affichés peuvent contenir quelques failles. D’un point de vu opérationnel des erreurs de prévisions peuvent persister même lorsque les régressions sont bien établies. Ainsi, les autorités monétaires font face à une multitude d’incertitude lorsqu’elles essaient d’évaluer, si un changement dans la variable indicateur reflète une modification dans les anticipations, ou alors une influence d’autres facteurs omis dans la régression de prévision. En outre, à partir d’une perspective stratégique, il est crucial que la politique monétaire maintienne sa confiance et doit tenir compte d’un ancrage des anticipations du marché.

En effet, en reprenant l’expression « post hoc ergo propter hoc » popularisée par Tobin, la modélisation VAR n’échappe pas à l’assimilation abusive entre antériorité et causalité. Au niveau le plus fondamental, Zellner (1988) montrent que la causalité au sens de Granger ne traduit pas une causalité « logique » et donc qu’elle ne correspond pas aux lois conventionnelles du comportement économique. Dans le même sens, Woodford (1994) et Bernanke et Woodford (1997) mettent en garde les Banques Centrales contre l’exploitation abusive d’indicateur dont la seule légitimité se trouve dans les résultats des tests économétriques. En effet, le risque de spirale d’auto alimentation des anticipations peut être déclenché et la déduction d’une règle de conduite automatique face aux informations fournies par les indicateurs peut tomber sous la critique de Lucas 265 . C’est ce que nous démontrerons dans ce qui suit.

Notes
262.

B. M. Friedman (1988b); P. 442.

263.

Notons que Tobin (1970) fut le premier à noter son objection à l’utilisation de la monnaie en tant que cible intermédiaire basée sur la question de la causalité structurelle. Tobin, J. (1970): « Money and Income: Post Hoc Ergo Propter Hoc?”. The quarterly journal of economics, Vol 84 N° 2, P.301-17, May.

264.

L’annexe 3 revoit les fondements du pouvoir de prédiction de la structure par terme des taux d’intérêt.

265.

Ce résultat sera développé et analysé dans la deuxième sous section voir infra (B).