A.1. Définition de la cible et du ciblage : un enjeu de formulation

La définition du terme « ciblage » a subit une évolution au fur et à mesure que le régime de ciblage d’inflation s’affine et se précise. Deux définitions sont à noter. Pour chacune des deux définitions, une manière spécifique de conduire et de formuler la politique monétaire est attribuée. Afin de mieux cerner la divergence des idées sur la conduite de la politique monétaire que peut engendrer l’une ou l’autre des deux définitions développés, on commence par exposer ce qu’est une « variable cible » selon les deux définitions.

La première définition, est la plus couramment avancée dans la littérature. Pour Bernanke et Woodford (1997) 276 par exemple, le terme de « variable cible » désigne la variable qui apparaît dans la fonction de réaction de la Banque Centrale tel que,

Adoptée de manière prescrite, cette fonction de réaction est alors qualifiée de règle instrument explicite. Le ciblage selon cette première définition implique une certaine restriction d’information dans la prise de décision pour le maniement de l’instrument. La seule information considérée est celle qui émane de la variable cible. Les exemples classiques d’une telle règle sont la règle de Taylor pour les taux fédéraux comme nous l’avons déjà avancé pour le cas des Etats-Unis et la règle de McCallum pour la base monétaire.

La deuxième définition à laquelle nous souscrivons et que nous retenons pour la suite des développements est celle établie par Svensson. Pour Svensson (1998) 277 , une « variable cible » est une variable qui apparaît dans la fonction de perte de la Banque Centrale. « Cibler une variable x  » ou avoir « un niveau cible x * » c’est fixer une valeur cible pour la variable x . Le ciblage revient alors et plus précisément à minimiser une certaine fonction de perte de type 278

La minimisation de cette fonction conditionnellement à l’information disponible véhiculée par un modèle structurel global induit l’utilisation de toute l’information pertinente disponible afin de ramener la variable ciblé vers la valeur cible.

Avoir une cible, cibler une variable ou pratiquer le ciblage selon Svensson revient à minimiser une fonction de perte qui formule l’écart entre la variable cible et la valeur cible. Le processus d’optimisation qui découlerait de la minimisation de la fonction de perte conditionnellement a un modèle structurel induit une utilisation maximale de l‘information disponible pour faire converger la variable cible vers la valeur cible. Le recours a l’information disponible se traduit par une réponse de l’instrument aux déterminants de la cible et non pas forcément la cible uniquement. Le ciblage selon la première définition, au contraire, revient à faire varier l’instrument pour répondre au seul écart entre la variable cible et la valeur cible. Pour Svensson (1998) cette différence est importante car, les variables qui apparaissent dans la fonction de réaction établie à partir du processus d’optimisations sont des variables indicateurs qui prédisent ou qui causent les variables cibles et non pas des variables cibles elles-mêmes. Et c’est précisément à ces variables indicateurs qui véhiculent de l’information qu’il faut répondre en premier lieu et non pas à la cible. Il précise ainsi que « généralement ce qui apparaît dans la fonction de perte n’est pas forcement le mieux à quoi il faut répondre, et à quoi il est bien de répondre n’a pas besoin de paraître dans la fonction de perte» 279

La mise au point faite par Svensson sur la définition de la cible et de la règle de ciblage qui en découle est primordiale pour la cohérence de la logique du ciblage d’inflation telle qu’il la développe. En effet, le recours au maximum d’information dans la prise de décision de politique monétaire est le critère qui révolutionne la formulation de la politique monétaire par rapport aux autres régimes de ciblage intermédiaire. Le traitement de l’information est un enjeu majeur dans le cadre du régime monétaire de ciblage direct d’inflation.

Si nous reprenons les principaux critères 280 qui fondent le ciblage d’inflation, on remarque que la transparence et la responsabilité, bien que nécessaires, constituent davantage des mesures d’accompagnement. En effet, Dans la théorie monétaire, le renforcement de la transparence de la politique monétaire et de la responsabilité de la Banque Centrale sont présentés d’une manière générale comme des moyens de contraindre les autorités monétaire à appliquer la règle et leur engendrer par conséquent un coût a chaque fois qu’elles s’en écartent (Walsh ; 1998). En ce sens, ils sont susceptibles d’être mobilisés en d’autres régimes de politiques monétaires.

Les deux autres critères, annonce et engagement par rapport à l’inflation, bien qu’ils soient indispensables à la définition du ciblage d’inflation, ils ne font pas à eux seuls la spécificité d’un tel régime. En effet, d’autres règles de politique monétaires tels que la politique de cible d’agrégat monétaire et de produit nominal bénéficient aussi de l’engagement des autorités à réaliser un objectif d’inflation premier prédéterminé (Issing 2003).

Le dernier critère, non seulement constitue un pilier du régime de ciblage d’inflation mais il en fait surtout la spécificité par rapport aux autres régimes de politiques monétaires mobilisés à travers le ciblage de monnaie ou de taux de change. Le recours au maximum d’information dans la formulation de la politique monétaire définie une stratégie inclusive de l’information. En effet, pour éviter le conflit qui pourrait naître en régime d’agrégat de monnaie ou de taux de change, entre accomplissement d’objectif intermédiaire, d’agrégat de monnaie ou de taux de change et celui de la stabilité des prix, le ciblage d’inflation cherche à atteindre directement la cible d’inflation. Il en découle un avantage majeur, consistant en la focalisation de la politique monétaire de manière directe dans la réalisation de sa cible d’inflation (Svensson, 1996). Abandonner la formulation de la politique monétaire à la lumière de la seule information véhiculée par l’agrégat monétaire, démontrée sous optimale, revient à collecter le maximum d’information disponible à un moment donné qui pourrait orienter la politique monétaire sur l’évolution de sa cible finale d’inflation.

Toutefois, cette spécificité du ciblage d’inflation en adoptant une formulation directe constitue aux yeux des plus septiques à l’adoption d’un tel régime son plus grand handicap. Même Svensson, le plus fervent défenseur du ciblage d’inflation, ne néglige pas l’existence de difficultés dans la mise en œuvre de la politique monétaire selon le ciblage directe proprement dit. Autant la focalisation directe sur la cible d’inflation constitue un avantage par rapport aux autres régimes susceptibles d’être mobilisés en change fixe, autant elle incarne le plus grand inconvénient du régime de ciblage d’inflation.

En effet, contrairement à un agrégat de monnaie ou au taux de change, l’inflation ne répond aux actions de la politique monétaire qu’après un certain délai relativement long et de surcroît incertain. Des difficultés, en terme de mise en oeuvre et d’observabilité, que rencontre le ciblage d’inflation, sont dues au contrôle limité dont dispose la Banque Centrale sur sa cible  281 :

  • D’abord, le ciblage d’inflation peut s’avérer difficile à implanter du moment ou la Banque Centrale ne dispose pas de contrôle direct et parfait sur l’inflation. L’inflation courante est essentiellement prédéterminée par des contrats et des décisions antérieures. La Banque Centrale ne peut donc qu’influencer l’inflation future. Dés lors, la présence de ce décalage long et incertain rend la fixation des instruments en vue d’influencer l’inflation plus compliquée. Si par ailleurs l’inflation peut être affectée par des variables autres que la politique monétaire, notamment à travers des chocs qui pourraient survenir durant le délai d’action de la politique monétaire, le contrôle de la cible devient de plus en plus difficile.
  • Ensuite, ce même contrôle imparfait de l’inflation, rend l’observation et l’évaluation de la politique monétaire par les agents privés moins évidentes. Si l’on considère que le décalage est en moyenne de l’ordre de un an à deux ans, l’évaluation de la politique monétaire actuelle ne peut s’avérer effective qu’après avoir vu passé ce délai et constater l’inflation réalisée. Se rajoute à ceci le fait que cette même inflation réalisée aurait pu être affectée par des chocs auxquels la politique monétaire n’a pas pu répondre en raison du décalage. Par conséquent, évaluer les performances des actions des autorités monétaires est loin d’être une tache facile.

Face à ces deux sources de problème, implémentation et évaluation de la stratégie, Svensson (1996) apporte une solution adéquate pour les contourner. Le ciblage d’inflation implique le ciblage de la prévision d’inflation « forecast inflation targeting » 282 . C’est la traduction opérationnelle de l’attitude « forward looking » où la prévision de l’inflation « forecast inflation » joue le rôle de cible intermédiaire 283 . Les anticipations d’inflation ou la prévision de l‘inflation est une variable qui peut être observable du moment ou elle est rendue explicite par la Banque Centrale et surtout véhicule à un moment donné toute l’information disponible. Ajuster l’instrument de la politique monétaire à la lumière de la prévision d’inflation revient à ajuster l’instrument à toute l’information disponible. La Banque Centrale dans ce cas, évite de retomber dans le ciblage intermédiaire classique qui implique la formulation des actions de la politique monétaire en réponse à l’information véhiculée par la seule variable intermédiaire. Par ailleurs, l’adoption de la prévision d’inflation comme cible intermédiaire n’implique pas de contrainte en terme de structure économique comme c’est le cas avec le régime d’agrégat de monnaie, et surtout répond au troisième critère de la définition du ciblage d’inflation. En ce sens, où elle implique un bon nombre de variables économiques pour pouvoir réaliser la prévision d’inflation.

Adopter la prévision d’inflation devient ainsi un paramètre indispensable dans la poursuite du régime de ciblage d’inflation. L’ensemble des pays qui opèrent sous le régime de ciblage explicite adopte la prévision d’inflation dans la formulation de leur politique monétaire. La Suisse, bien qu’elle appartienne à la catégorie des pays qui pratiquent le ciblage implicite a adopté la prévision dans la formulation de sa politique monétaire. Cette démarche lui vaut d’ailleurs sa classification parmi les pays poursuivant un ciblage d’inflation explicite selon la BRI, et ce en dépit de la nature implicite de sa cible. La BCE demeure la seule Banque Centrale qui n’adopte pas la prévision d’inflation dans le cadre du régime de ciblage d’inflation 284 .

Notes
276.

C’est aussi la définition que retient McCallum (1998).

277.

Dans cet article, Svensson s’attarde longuement sur ce qu’il appelle cible, car la définition communément adoptée jusque là dans la littérature ne s’accorde pas avec la logique de ciblage d’inflation qu’il a développée dans ses travaux antérieurs. La définition qu’il avance sera retenue dans tous les travaux ultérieurs. D’ailleurs, sauf omission, il représente le Parain de la définition de la cible qu’il développe. Cette mise au point s’avère indispensable pour la cohérence de la logique du ciblage d’inflation développée et défendue par Svensson dans ses travaux.

278.

Voir aussi Redebusch et Svensson(1999),Svensson (2002) et Svensson et Woodford (2000).

279.

Svensson (1998): « generally what is in the loss function is generally not what is best to respond to, and what is best to respond need not to be in the loss function ».

280.

Voir chapitre II, section I, paragraphe B.2.

281.

Ces deux principaux problèmes, explicitement soulevés par Svensson (1996) constituent la base de son analyse des réponses qu’il développe pour les contourner. C’est ce que nous développerons dans les deux paragraphes suivants A.2 et A.3.

282.

En prenant en compte cette avancée dans la formulation du ciblage d’inflation, la définition de ce même régime s’est vue évoluée. Selon Svensson (1998), le ciblage d’inflation est caractérisé par :

Une cible d’inflation quantitative explicite,

Une procédure opérationnelle, le ciblage de la prévision d’inflation, qui utilise une prévision d’inflation conditionnelle comme cible intermédiaire,

Un haut degré de transparence et de responsabilité.

283.

Cette dernière formulation est celle adoptée dans Svensson (1996, 1998) et dans Masson, Savastano et Sharma (1997). Elle permet de résoudre les problèmes opérationnels posés par la mise en œuvre des politiques de cible d’inflation. C’est que nous développerons dans le paragraphe suivant A.2.

284.

Nous reviendrons sur les réticences de la BCE à adopter et à communiquer la prévision d’inflation vers la fin de ce chapitre, voir infra B.2