Première partie : Prose liminaire du Fou d’Elsa, une sorte de programme.

Introduction

‘Tout a commencé par une faute de français. Dieu sait pourquoi j’ai dans ma bibliothèque cette collection du Ménestrel, journal de musique qui, à partir de 1833, publiait tous les dimanches une romance inédite. […]. Fallait-il que je fusse désemparé pour les rouvrir en 1960, quand mes yeux tombèrent sur l’une des chansons […] et pourtant ce n’était pas cela qui me retint, mais le titre : La veille de la prise de Grenade, en raison d’une obsession longue de ma vie, comme, vous savez, ces rêves qu’on retrouve, ces rêves rerêvés… . 10

Tout a commencé par le Fou d’Elsa. Ou plutôt tout a commencé par le Fou de Leila, le Majnûn de la tradition arabe, qu’Aragon transcrit Medjnoûn. À moins que cela n’ait commencé par la prise de Gibraltar ou plutôt par la prise de Grenade… ou encore ce 13 juin 1830, à l’instant précis et bref où le jour éclate au-dessus de la conque profonde… 11

À paraphraser Aragon dans ce début de la prose liminaire qui ouvre Le Fou d’Elsa, et qui va servir de guide pour la réflexion sur les trois œuvres de cette étude, on comprend rapidement qu’il y a un commencement insaisissable : à quand faire remonter le projet du Fou d’Elsa ? à quel réseau d’influences, de rêveries, de lectures ? Le poète lui-même étire les méandres d’une recherche qui n’aboutit jamais totalement et finit par laisser en suspens cette « origine ». Faut-il retenir naïvement une année, 1833, pour arrêter un point de départ : celui de la naissance du Ménestrel, qui publiait des chansons soixante-quatre ans avant la naissance d’Aragon ? Évidemment non, d’autant que la chanson qui retient l’attention du poète par sa faute de français ne prend une signification qu’en 1960 – si l’on fait confiance au texte. Le Fou d’Elsa serait donc né d’une rencontre fortuite avec cette fameuse faute, en 1960 ? La prose liminaire du Poème n’autorise pas non plus cette appréciation : elle met avec insistance l’accent sur la préexistence d’une attirance, une obsession longue de ma vie 12 , dont l’origine se perd dans l’enfance :

‘Grenade, la Grenade aux derniers jours, la Grenade assiégée par les Rois catholiques, a passé je ne sais d’où la première fois, peut-être d’un journal d’enfants, dans ma songerie. 13

On ne peut manquer de remarquer ici, comme à de très nombreuses reprises tout au long de cette prose liminaire, comment les précautions modalisatrices repoussent à chaque fois l’origine hypothétique de l’œuvre et de l’élan créateur plus loin, hors de portée de la conscience et de la mémoire – je ne sais d’où, peut-être…

L’intuition qui guide ce travail est qu’une telle entrée en matière esquisse – sans toutefois encore le formuler vraiment, ni à plus forte raison le théoriser – un rapport du moi et de l’œuvre à l’histoire. Cherchant une origine à sa création, le narrateur-poète chemine sinueusement d’un souvenir à l’autre de rencontre fortuite avec l’histoire, avec des fragments de lectures, avec des récits, des événements. Il organise selon les termes mêmes d’Aragon, une « convergence » qui sera l’œuvre elle-même, mais aussi l’histoire revisitée.

Avant de mesurer les similitudes de cette démarche avec les deux romans, La Prise de Gibraltar 14 , de Rachid Boudjedra et L’Amour, la fantasia 15 d’Assia Djebar, il convient donc d’entrer dans les détails de cette sorte de programme que nous tend le début du Fou d’Elsa. En effet, mettant en scène selon une métaphore théâtrale filée de-ci de-là dans le texte, l’effort de recherche et de reconstitution auquel l’écriture se livre, ce prologue expose un processus de création, de composition, qui prend appui sur les lectures du poète et ses commentaires. Cette première approche se double d’une sorte de jeu avec le hasard : ce dernier n’est pas seulement invoqué, il est aussi mimé par le cheminement de l’écriture, où un mot semble en provoquer un autre, où un songe en appelle un autre, où l’inconscient à l’œuvre dans la rêverie nourrit de proche en proche la composition du texte selon un circuit aléatoire qui échappe notablement à la typologie des genres. Mais s’il ne s’agissait que d’un pur jeu d’écriture, on pourrait peut-être se dispenser d’une étude si détaillée. Le très grand intérêt du prologue est d’adapter cette composition si particulière à la représentation d’une expérience individuelle de l’histoire.

Notes
10.

Aragon, Le Fou d’Elsa, Poème, NRF, Gallimard, Paris, 1963 – chapitre I, p. 11

11.

Assia Djebar, L’Amour, la fantasia,

12.

Aragon, Le Fou d’Elsa. Poème, Partie I, p. 11

13.

idem, p. 11

14.

Rachid Boudjedra, La Prise de Gibraltar, Denoël, Paris, 1987

15.

Assia Djebar, op. cité