I Un processus de création dynamique

1. De l’étrangeté intéressante des mots.

Ainsi on peut relever en premier lieu que l’écriture de la prose liminaire du Fou d’Elsa se livre à un effort de reconstitution et de mise en évidence de sa propre démarche.

Un des premiers indices et non des moindres qu’on trouve dans l’œuvre est la place accordée à ce qu’il faut bien nommer un travail lexicographique. Rares sont les romans, a fortiori les poèmes, qui proposent en fin de volume un lexique destiné à expliciter les emprunts spécifiques à la terminologie arabe. Sur le travail de recherche quasiment universitaire que cela implique, et sur l’impression d’étrangeté ainsi générée, on reviendra plus tard. Qu’il suffise ici de souligner que le matériau linguistique s’affiche en tant que tel par un tel procédé, au lieu de figurer avec la trompeuse transparence des récits dans la norme.

La présence du lexique final n’est pas tout : l’activité lexicographique occupe une place de choix dès le prologue, se manifestant par une série de justifications, de définitions et même d’analyses phonétiques et morphologiques où transparaît ce qu’a été la mise en chantier du manuscrit. Il y a bien sûr la faute de syntaxe du début qui semble embrayer le récit et le discours tout à la fois : la veille où 16 donne lieu à un commentaire sur la correction grammaticale (on dit bien entendu, la veille du jour où…) mais plus encore à un éloge de l’incorrection langagière, considérée comme un moyen de faire surgir la poésie et les songes dans l’œuvre. C’est ce que le poète apprécie comme une de ces beautés apollinariennes rappelant ainsi ses affinités anciennes avec le précurseur du surréalisme. À l’appui de cette conception, on note d’ailleurs la métaphore de la clé ou du crochet, ouvrant la serrure, libérant le pêne, et de ce fait la porte de l’imagination, qui signe en quelque sorte cette filiation avec la poésie du début du 20ème siècle. Ce qui frappe de prime abord dans cette entrée en matière c’est la mise en scène de l’étrangeté du langage : qu’Aragon la nomme « bizarrerie, amertume » ou qu’il en souligne le  mystère par deux fois 17 , il expose le langage comme un matériau problématique et fait de sa rencontre tourmentée avec un sujet qui écrit, un moteur de la création. Un certain nombre d’écrivains maghrébins de langue française se sont depuis longtemps déjà penchés sur cette problématique du langage, ne serait-ce qu’en raison de leur bilinguisme : le français – langue de l’autre, l’arabe dialectal ou le berbère – langue perdue pour l’écriture. Assia Djebar s’en est exprimée récemment encore dans Ces voix qui m’assiègent 18 . Mais Abdelkebir Khatibi en avait déjà soulevé le problème plus tôt, dans son œuvre et dans ses recherches, au point de s’intéresser à la représentation de l’étranger dans la littérature française, particulièrement dans le Fou d’Elsa d’Aragon 19 …il n’y a pas que du hasard dans la lecture… À Aragon cependant revient peut-être le mérite ou simplement l’intuition étonnante de cette étrangeté dans sa propre langue maternelle. On peut également ajouter par parenthèse qu’il a eu une activité de traduction, pour deux œuvres de langues différentes : La Chasse au Snark de Lewis Caroll et Djamilia de Tchinguiz Aïtmatov. Or la traduction de Djamilia fait notamment apparaître un travail de déplacement assez étonnant pour avoir donné lieu à une étude de Alain Mascarou : partant non du kirghiz, langue originelle de ce « chant », mais de sa traduction russe (à laquelle seule il avait accès) Aragon tente une restitution du flux et du style même de l’œuvre originelle, amoindrie par sa première traduction russe ; c’est assez dire combien l’écrivain a pensé les phénomènes de transfert d’une langue à l’autre mais aussi à l’intérieur de sa propre langue 20 .

S’il semble jouer avec les définitions dans le prologue du Fou d’Elsa, c’est par affirmation des sources justement étrangères du français :

‘ …la noria […] la nâ’oûra disaient les Maures… 21  ’ ‘ …il ne sait, le vocable Andalousie, rouler que tendrement […] ayant perdu le v des Vandales avec le chant maure…Aussi bien, de bouche à lèvre, de Maure à Chrétien, les b et les v s’équivalent, et Barrès incertain parle de la Porte de Bivarambla que les plans espagnols nomment Bibarambla, mais facilement les gens prononcent Vivarambla, les Maures appelaient Bîb-er-Ramla, Bâb er-ramla, et que de toute façon je ne traduirai point Porte de la Sablière.  22

La prétérition finale et son faux refus de traduire confirment l’intérêt porté par Aragon à cette origine étrangère, plus exactement le choix de conserver à la langue sa part d’étrangeté, de la mettre en lumière, quitte à produire de façon surprenante une véritable étude phonologique et historique.

On voit aussi au passage que le travail lexicographique n’est pas une fin en soi. Il prolonge la bizarrerie de la faute de syntaxe initiale, grâce à l’introduction délibérée des mots de l’autre langue. Cette langue, dans ses multiples versions, arabe, langue des Maures, espagnol, installe un décor, donne d’ores et déjà accès aux lieux où l’histoire s’est déroulée : Grenade et Andalousie. Mais surtout le discours lexicographique permet le développement du texte : par des rebonds, comme des excroissances, liés au procédé de la parataxe, dans la citation ci-dessus par exemple. Produire du savoir ou attester celui-ci, cela semble un enjeu mineur, auquel un tel texte ne se résout/résume pas. Montrer l’écriture aux prises avec son propre matériau, et notamment avec l’histoire, qui se construit dans la chambre d’échos des phrases : voici un autre enjeu qu’il conviendra de mesurer. Enfin laisser voir la prolifération des mots mais aussi des références, c’est peut-être concevoir l’œuvre avant tout comme un processus ou un devenir.

Notes
16.

Autant rapporter ici le passage dont il est question et qui mérite une lecture attentive : « …et j’aurais avec mauvaise humeur refermé ce grand in-quarto sur hollande, imprimé chez Poussielgue, 12, rue du Croissant-Montmartre, n’était qu’au premier vers de la romance me retint une sonorité de corde détendue, une bizarrerie dans le premier moment dont je ne compris point où elle résidait : …La veille où Grenade fut prise /à sa belle un guerrier disait…. Pourquoi l’amertume était-elle dans ce premier vers si grande à l’oreille, et comme dans la bouche ? La veille où Grenade fut prise… je le répétai trois ou quatre fois avant d’entendre que tout le mystère en résidait dans une faute de syntaxe : on dit, bien entendu, la veille du jour où…, et non la veille où… C’était précisément de ce divorce des mots, de cette contraction du langage que venait le sentiment d’étrangeté dans ce poème de parolier, une de ces beautés apollinariennes qui résident dans l’incorrection même. Là était la clé des songes, et j’allais répétant La veille où Grenade fut prise…la veille où Grenade fut prise… », Aragon, ibid., p. 12

17.

« …tout le mystère en résidait dans une faute de syntaxe. », « Il y avait dans la chanson, pour moi, un tout autre mystère. », Aragon, ibid., p. 13

18.

Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999 : « Langue de l’autre », ai-je annoncé. Après 1982, en écrivant pendant deux ans L’amour, la fantasia, […], je me suis demandé : cette langue de l’autre, que représente-t-elle pour moi ? Par quel processus est-elle entrée si profond en moi ? Est-ce au point que je devienne l’ « autre » dans ma société, est-ce au point que je puisse saisir la part « autre », l’étrangeté incluse inévitablement dans un groupe d’origine ? … », pp. 44-45. La même idée, dépassant largement la seule référence à l’émigration et au bilinguisme, se retrouve un peu plus loin : « Territoire de langue entre deux peuples », ai-je constaté : cette langue commune à partager avec d’autres migrants […], comment cette langue, ainsi appropriée « se comporte-t-elle pour ainsi dire, à l’usage, sous la main du scripteur « professionnel » ? Je répondrai en avançant l’idée que, lorsqu’on est écrivain mais récemment arrivé dans la langue - disons sans l’hérédité culturelle qu’elle véhicule -, écrire dans la langue de l’autre, c’est très souvent amener, faire percevoir l’ « autre » de toute langue, son pouvoir d’altérité. » p.46

19.

Abdelkébir Khatibi, Figures de l’étranger, Dans la littérature française (Louis Aragon, Roland Barthes, Marguerite Duras, Jean Genet, Claude Ollier, Victor Ségalen.), Denoël, 1987. Dans son introduction, par exemple, cheminant du récit homérique (« premier récit occidental et qui est un passage de la littérature vocale à la littérature écrite, […] initiation à l’extranéité, c’est à dire au monde en tant que narration du dehors, de l’étrange, de l’étranger, du barbare. » p.11 ) à l’œuvre de Joyce, A. Khatibi définit trois figures mythiques qui traverseraient la littérature occidentale, et feraient le lien avec toute littérature, notamment maghrébine et francophone : «  […] ces mythes m’ont guidé vers l’exotisme du dedans qui rend toute littérature étrangère à elle-même et à son cadre national ou patriotique. Ils m’ont obligé à distinguer la littérature de la paralittérature. Je rappellerai, à la fin de cet ouvrage, que celle-ci est une reproduction monumentale de la doxa, alors que le paradoxe de la littérature est le secret de la construction des formes, de leurs paradigmes. » p.12

20.

Alain Mascarou, « Avec un bandeau sur les yeux », La Digression, Textuel n°28, Paris VII-Denis Diderot, 2ème trimestre 1994, pp.61-70. Suivant à la trace dans cet article certaines trouvailles d’expression comme le « Nous deux Daniiar », A. Mascarou montre que dans la traduction se combinent une invention d’Aragon qui réoralise le texte d’Aïtmatov, et par conséquent une sorte de retour à l’original kirghiz, « Tout se passe donc comme si le texte russe était dans ce cas la langue de transcription, la restitution d’un énoncé, et que les débordements d’un Aragon, « le bandeau sur les yeux » [citation tirée d’Aragon, La mise à mort, Gallimard, 1965], ses élans, ses écarts, le conduisent à rendre au texte kirghiz sa vigueur énonciative. En ce sens la traduction est bien, selon le mot d’Antoine Berman, « un acte de décentrement créateur conscient de lui-même »… »

21.

Aragon, ibid, p. 18

22.

Aragon, ibid., p.19