2. Un entrelacs de citations.

Le fait est que l’écriture d’Aragon dès ce prologue se présente comme un phénomène dynamique. Quelque chose s’y joue dans le développement des citations qui est de l’ordre du surgissement.

Ce qui surprend au premier abord, c’est la diversité extrême des sources mises en jeu. On se souvient du « déclencheur » de la pensée imaginative : « le Ménestrel, journal de musique » et sa chanson datée du 19ème siècle ; d’autres suivent, un livre de Maurice Barrès notamment, qu’Aragon dit avoir reçu comme livre de prix à l’école Saint Pierre de Neuilly, et dont on découvre le titre : Du sang, de la volupté et de la mort (1894), peu après la citation proprement dite 23 . Dans une sorte de surenchère de références Maurice Barrès est renommé à la suite grâce à un autre titre : l’auteur de L’Amateur d’âmes 24 (en fait le titre exact est Un Amateur d’âmes , 1899) mais l’extrait de cette œuvre romanesque n’est mis en jeu que cinq pages plus loin, comme illustration précédant un commentaire critique sur les relations du récit historique et de la fiction :

‘D’abord il y eut un temps de guerres qui ressemblaient à des tournois. Et c’est ainsi que va la légende 25 et qu’elle renaît pour Delrio, le héros d’Un amateur d’âmes : … 26

Le surgissement différé de la citation ajoute une caractéristique à la diversité précédemment évoquée : il souligne la non linéarité de l’écriture, voire même ses replis ou retours en arrière. A travers eux, une pensée se cherche, qui tente de cerner l’idéologie à l’œuvre dans la représentation du dernier roi de Grenade, Boabdil. C’est pourquoi vient s’opposer à la vision barrésienne négative d’un roi lâche et faible la reconnaissance par Chateaubriand du courage des Espagnols vaincus par Bonaparte, dans Le Dernier Abencérage (1826), qu’Aragon nomme approximativement « Les Aventures du dernier Abencérage » 27  :

‘A ceux qui ne liront Le Fou d’Elsa qu’en s’y tenant à la lettre, je dirai d’accompagner Boabdil écoutant dans la nuit le disciple d’Averroès… Ou je rappellerai ces mots de Chateaubriand en tête des Aventures du dernier Abencérage, expliquant pourquoi son livre n’avait point paru quand il l’écrivit : « la résistance des Espagnols à Buonaparte, d’un peuple désarmé à ce conquérant qui avait vaincu les meilleurs soldats de l’Europe, excitait alors l’enthousiasme de tous les cœurs susceptibles d’être touchés par les grands dévouements et les nobles sacrifices. Les ruines de Saragosse fumaient encore, et la censure n’aurait pas permis les éloges où elle eût découvert, avec raison, un intérêt caché pour les victimes… 28

Le terme approprié pour définir ici la fonction de la citation est celui de dialogue entre les références qui alimentent la réflexion de l’écrivain. Le nouveau texte en train de s’écrire provient précisément de cet échange, qui s’installe entre les citations convoquées non seulement comme des réminiscences (ce que confirme néanmoins l’approximation qui se manifeste dans les titres mal restitués…) mais surtout comme le point de départ d’un commentaire qui est partie prenante de l’écriture. Avant la citation de Chateaubriand, d’autres citations encore avaient été provoquées en ricochets. D’une part l’écrivain allemand Wieland (Christoph Martin Wieland, 1733-1813) est inscrit dans le texte par analogie avec Aragon lui-même :

‘Ainsi l’auteur de L’Amateur d’âmes allait me devenir ce que fut à Wieland Lucien de Samosate. C’était quand, ayant traduit la diatribe de cet auteur sur la vie et la mort de Pérégrinus, Wieland s’imagina si fortement l’homme décrit qu’il fut saisi de doute sur la véracité de l’image… 29

Bien que l’œuvre en question (Peregrinus Protée, 1791) ne soit pas ici à proprement parler citée, son propos est retranscrit au même titre qu’une citation en bonne et due forme, ce qui ouvre d’ailleurs une digression notable – on pourrait dire trivialement que la citation occupe le terrain, ou permet de le moduler. Il en va de même de la citation d’un guide touristique, associé à l’écrivain Washington Irving, qui pourrait passer pour incongrue dans un « poème » :

‘C’était la Grenade du Baedeker et celle de Washington Irving : “The city of Granada lay in the centre of the Kingdom, sheltered as it were in the lap of the Sierra Nevada, or chain of Snowy mountains”…Ô l’heureux homme ! Il avait pour lui seul l’Alhambra que les Espagnols d’alors laissaient à l’abandon, il y habitait pour écrire sa Conquest of Granada… 30

Cependant la désignation de l’ouvrage historique de Washington Irving 31 corrige la seule justification « spatiale » et exotique ! 32 d’une telle citation. En effet, au-delà de l’incongruité éventuelle que pourrait prendre la présence du Baedeker dans ces pages, au-delà même du motif pictural de l’entrelacs ou de l’arabesque que pourrait métaphoriquement évoquer cet enchevêtrement de références, la prose liminaire revient inlassablement sur une préoccupation centrale du Fou d’Elsa : écrire la conquête de Grenade, c’est écrire l’histoire.

D’où encore le rappel d’une autre source d’inspiration, diamétralement opposée dans l’espace au Baedeker et à Washington Irving, le poème de Mikhail Svetlov, « Греиаәа ». La même dynamique de surgissement qui provoque la multiplicité des citations fait se croiser au sein d’une seule des valeurs symboliques diverses. Le prologue l’explique, qui juxtapose les éclaircissements suivants :

‘ Ce poème de Mikhail Svetlov, je l’ai connu par Elsa, je l’ai écouté, à la demande d’Elsa […] … ce poème où se mêlent aux coursiers arabes les chevaux cosaques, la Guerre Sainte à la guerre civile, l’Ukraine à l’Andalousie… Il devait devenir l’âme de ce roman 33 d’Elsa, bien plus tard, où tournoie le grand tourment du XXe siècle, des hommes et des femmes à leur patrie arrachés, la voix de ce sentiment nouveau, comme une conquête moderne, l’internationalisme prolétarien, pour lui donner son nom ensanglanté…[…] notre double destinée, le mystérieux appel de Grenade, l’expression de ce qui enlace nos deux vies, nos deux songes mystérieusement réunis…  34

Plutôt que le terme de juxtaposition, qui s’illustre néanmoins dans la parataxe de la citation ci-dessus, conviendrait mieux la notion de convergence, terme utilisé ailleurs par Aragon. Ce terme permet de définir l’écriture comme une activité de collecte et de greffe aussi bien des citations insérées dans le texte que des motifs repris à l’intérieur des citations et ré-exploités dans le texte lui-même. Ainsi se trouve justifiée l’omniprésence du moi dans la présentation de l’œuvre à venir : le livre porte en les associant ces parcelles du moi contenues en quelque sorte dans les réminiscences de citations, de fragments lus ou entendus : chaque séquence répond aux suivantes mais aussi aux précédentes, le sens surgissant du lien qui s’établit. On peut mesurer la portée autobiographique et la spécificité littéraire que le poète lui donne à la façon dont il clôt sa référence à Elsa et au poète Svetlov :

‘ Je vous dis que je n’avais pu si longtemps rêver d’elle [Grenade] que ce ne fut pour que s’y trouvât liée finalement celle [Elsa] sans qui pour moi tout n’est que sable aride.  35

La citation est en effet indissolublement liée au vécu, et la femme aimée incarnée par métonymie dans la citation.

Pour achever enfin ce parcours hérissé de citations qui surgissent, il reste à souligner que la valeur autobiographique du prologue est confortée par un autre procédé cher à Aragon, celui de l’auto-citation, et de la répétition modulée. En effet, outre la répétition de la phrase liminaire Tout a commencé par une faute de français au début et au milieu de ce premier mouvement, précédée d’une brève récapitulation explicite :  Je le répète, il a suffi d’une chanson naissante, d’un vers volé, d’une phrase fautive..  36 , on ne peut pasmanquer d’observer comment le poème du Chant Liminaire reprend et condense tout le début de l’œuvre. À la fois, il reprend le refrain fautif du début, La veille où Grenade fut prise, mais aussi il ramasse en formules denses et symboliques ce qui a déjà été dit : la visite faite autrefois à l’Alhambra, l’identification de l’écrivain à l’enfant-roi Boabdil ou encore le cœur même de la méditation du poète : celle sur le temps perdu, effacé, … Ce Chant Liminaire est précieux pour la suite de l’étude puisqu’il installe au cœur même de l’œuvre le procédé de la réécriture et la fonction littéralement poétique de ce dernier. Ainsi s’éclaire d’emblée le choix de la transgression des genres ou du moins de leur mélange, affirmé dès le sous-titre de l’œuvre, Le Fou d’Elsa. Poème, quand bien même une bonne partie de l’œuvre intégrale est narrative et discursive. On s’efforcera de démontrer que la poésie, investie de la mission de la réécriture et de la convergence, est ce qui permet d’assurer la continuité ou le lien entre les fragments « aléatoires » qui surgissent dans le texte. La tentative même de dire l’histoire est comme suspendue à la capacité de s’approprier poétiquement les citations et les digressions par une réécriture particulière. On voit qu’un des enjeux qui semble majeur aussi bien chez Aragon, que chez Assia Djebar dans L’Amour, la fantasia, et sous un autre angle chez Boudjedra, serait l’invention d’une poétique de l’histoire, arrangeant, ordonnant l’expérience nécessairement fragmentée et comme dissociée, voire hasardeuse, que l’écrivain s’est racontée en la vivant.

Notes
23.

1 Aragon, ibid., « La chute de Grenade est aussi célèbre que la chute de Troie : la romance qui fait soupirer se fixe dans la mémoire des hommes qu’elle amuse comme la tragédie les affermit. El rey Chico, le petit roi Boabdil, lâche, traître et assassin, est pour nous caché à demi par les branches tombantes de ce laurier –rose […] on se dit que ce roitelet méprisable, pour tant tenir à l’existence, avait dû connaître d’incomparables voluptés. », p.13

24.

Ibid., p. 13

25.

C’est nous qui soulignons.

26.

Ibid., p. 18

27.

Ibid., p. 16

28.

Ibid., p. 16

29.

Ibid., p. 13

30.

Ibid., p. 14

31.

Irving, Washington (1783 – 1859) : écrivain américain, auteur de nouvelles, de recueils de contes, notamment The Alhambra, 1832, dont les récits mettent en scène la Grenade andalouse, et historien à ses heures. Aragon retient justement ici le livre que cet auteur a consacré à l’histoire de Grenade, The Conquest of Granada. On remarque une fois de plus à quel point le travail d’écriture d’Aragon a supposé une recherche érudite des sources historiques, quitte à remonter au 19ième siècle et même au 18ième siècle avec l’écrivain, philosophe et poète allemand Wieland ou bien sûr Chateaubriand.

32.

Comme le fait remarquer Anne Léoni : « L’Espagne, qui sert d’ancrage au poème, n’est au départ que cette Espagne arabe, c’est à dire exotique, passée dans et par la culture européenne, surtout grâce à la médiation romantique », « Le poème des trois cultures » in Le Rêve de Grenade. Aragon et le Fou d’Elsa, Actes du colloque de Grenade, 14-16 avril 1994, Publication de l’Université de Provence, 1996, p. 32

33.

Elsa Triolet, Le rendez-vous des étrangers ; le titre est cité peu après le passage que nous reprenons, ibid. p. 15

34.

Aragon, ibid., p. 15

35.

Ibid., p. 15

36.

Ibid., p. 17