II Le récit est un sentier qui bifurque

L’image de ce sentier est tout juste esquissée dans le Prologue du Fou d’Elsa ; elle a cependant souvent été mise en scène ailleurs, et notamment dans ses nouvelles par l’écrivain argentin José Luis Borges, spécialement dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, publié dans le recueil Fictions 37 . On va pourtant retenir cette imagesymbole parce qu’elle accompagne les recherches romanesques menées par Aragon entre autres, mais aussi par de nombreux écrivains de la seconde moitié du 20ème siècle. La nouvelle de Borges nous apprend qu’un érudit chinois Ts’ui Pên (pure invention borgésienne…) a créé au 18ième siècle un labyrinthe resté introuvable par ses contemporains comme par ses descendants. Puis on découvre que ce labyrinthe est le livre en apparence incohérent qu’il a écrit. C’est un érudit, anglais celui-là, qui dévoile la clé de lecture du roman :

‘Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. 38

On ne saurait mieux dire qu’une pensée sur le temps détermine la conception du récit, oriente l’écriture de celui-ci. Un autre passage dans la nouvelle nous le montre encore plus clairement en offrant presque une définition de la non linéarité temporelle :

‘À la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre [il s’agit toujours de Ts’ui Pên] ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes 39 les possibilités. 40

Le soulignement de l’adjectif indéfini « toutes » avec sa signification de globalité doit attirer l’attention du lecteur sur les enjeux que le récit met en œuvre : il envisage rien moins que contenir et explorer à la fois l’univers… Mais il ne s’agit pas tant d’un univers plein, que d’une somme de possibles. Ainsi il embrasse « l’infini » au sens où Aragon l’a souvent entendu lui-même : le sens du « non fini », de l’inachevé, du « mouvement perpétuel ». On aura à y revenir. L’avant-texte du Fou d’Elsa fournit trois indications précieuses sur les modalités de déploiement d’une telle écriture.

Notes
37.

J. L. Borges, Fictions (Argentine, 1944), Folio-Gallimard, 1983

38.

Idem, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », p. 100

39.

C’est l’auteur qui souligne.

40.

Ibidem, p. 103