1. Un texte délibérément composite.

On a vu précédemment, à l’occasion du sous-titre de l’œuvre « Poème », que Le Fou d’Elsa se donne une définition générique large. Au nombre des bifurcations possibles du « récit », on va aussi compter celle qui consiste à échapper à la forme narrative même pour s’épanouir en quelques sortes dans des digressions ou des insertions d’un autre type, comme c’est le cas du Chant Liminaire – insertion qui préfigure ce que sera la composition du reste de l’œuvre. On a déjà en partie abordé ce point.

Là ne s’arrête pas cependant l’exploration des différentes dimensions que l’écriture peut prendre. D’ailleurs le texte nous fournit une métaphore textile, celle de la broderie, superposée à celle de la céramique, qui rend compte, en images, de la « fabrication » quasi matérielle de celui-ci. Partant d’une évocation courtoise des jardins du Généralife à Grenade, le poète s’adresse semble-t-il à Elsa pour lui dire :

‘C’est ce jardin de mes poèmes, où tout fleurit pour toi seule, à qui la jacinthe est soupir, souvenir et caresse. Tu me reproches de n’avoir su y ménager les chemins que je puisse t’y accompagner autrement que ton ombre. Mais pouvais-je empêcher l’énorme broderie polychrome de couvrir ainsi toute la terre, sauf où j’ai ménagé cette piste de zoulaïdj, d’azulejos, large à l’étroitesse de ton pied ? 41

L’image de la céramique (cette céramique florale) cristallise celle de la broderie (l’énorme broderie polychrome), en lui ajoutant la référence culturelle andalouse : on sait que l’appellation « azulejos » renvoie à des carreaux de faïence spécifiques, bleus à l’origine, puis vert et jaunes, et à leurs motifs floraux symétriques encadrés par des arabesques ; ce travail de la céramique est né en Andalousie à l’époque musulmane dont il est une des caractéristiques décoratives, puis il s’est répandu à partir du 15ème siècle des Pays Bas à l’Afrique du Nord. Les dessins des azulejos précisent le motif de l’entrelacs et de l’enroulement que suggérait déjà la broderie. Ici comme ailleurs la métaphore de l’écriture qui brode et dessine spatialise cette dernière. Et à vrai dire on connaît déjà cette conception qui s’appuie sur l’étymologie du mot « texte », issu de « textus », le tissu et de « texere », tisser. Cependant l’espace qui est dessiné par le prologue du Fou d’Elsa, assimilant la poésie à un jardin de fleurs, à la fois renouvelle cette métaphore étymologique et surtout l’enrichit d’une mise en scène quasiment allégorique du poète ouvrant des sentiers dans le foisonnement des motifs ou de l’univers :

‘Je te mènerai dans ce champ votif, par ses bouquets odorants, comme une danse de mon âme ; je te conduirai, à reculons devant toi, entre ces écueils de fleurs… Ô jacinthes, pareilles à d’immenses villes miniatures, tours et clochers, cœurs et couleurs, bourdonnantes d’abeilles, comme un orchestre de baisers… 42

L’assimilation du tapis de jacinthes du Généralife à un monde en miniature, et la double valeur que prennent ces fleurs, fleurs réelles, mais aussi ornements poétiques à la manière de la poésie courtoise renvoient semble-t-il à la saisie d’une totalité, totalité que montrait également l’allégorie du jardin-labyrinthe du monde chez Borges. Et ce n’est pas un hasard si le poète jouant sur la représentation métaphorique offre une analogie entre sa description et l’ouverture d’un chemin (j’ai ménagé cette piste de zoulaïdj…) : il s’agit bien de parcourir le monde, d’y serpenter d’un chemin à l’autre, de recouper ses propres traces, d’aller et venir comme dans un dessin d’arabesques. On peut d’ailleurs à ce propos relever l’étonnant effet produit par l’invitation qui est faite à l’aimée :

‘… je te conduirai, à reculons devant toi, entre ces écueils de fleurs…’

Si l’on veut bien « suivre » le cheminement ici suggéré, on admettra de repasser sur les pistes déjà ouvertes, et de les explorer une seconde fois, sous un autre angle de vue. La marche à reculons rappelle ainsi une des dimensions temporelles essentielles de l’écriture : celle de revenir en arrière, de se tourner vers le passé, de plonger en soi-même ou dans le regard de l’aimée, de remonter le temps à sa source, et en même temps d’avancer à reculons vers l’avenir.

Au-delà d’une représentation, déjà composite, du « matériau » de l’écriture, le Prologue du Fou d’Elsa revendique explicitement le mélange des genres et des styles dans une anticipation sur les lectures critiques qui pourraient être adressées à l’œuvre. On y retrouve d’ailleurs à ce propos la dimension érudite déjà mise en évidence précédemment :

‘À ceux qui me reprocheront d’y avoir mêlé la prose et le vers, et des formes hybrides du langage qui ne sont ni l’une ni l’autre de ces polarisations de la parole, me faudra-t-il apprendre que la poésie arabe est le plus souvent l’illustration d’un commentaire en prose ou d’un traité de poétique, qu’interrompent des exemples ou poésies ? Et que le français comme l’arabe peut se plier à tous ces intermédiaires du vers compté au langage courant, et parmi eux la prose savante au sens qu’on le dit de la musique, dont le « sadj » arabe est donné par le Coran. 43

Jamel Eddine Bencheikh a signalé le détournement ou l’ « accommodation » qu’Aragon fait de la poétique arabe 44 . En effet, les poètes arabes n’ont jamais mêlé de la prose à leur poésie avant le 20ième siècle. En revanche c’est dans la prose, dans les traités de grammaire, de poétique, de rhétorique, dans les épîtres et les chroniques historiques par exemple que se sont toujours trouvé insérés des vers. Mais quoiqu’il en soit, par cette appropriation très personnelle, on voit que le texte joue sur la mise en abîme du modèle d’écriture qu’il cherche à défendre : au moment même où il souligne l’alternance du commentaire et de la poésie dans la littérature arabe, il passe très exactement de l’un à l’autre entre la page 16 et la page 17, le poème intitulé Chant Liminaire se trouvant à la page 17. Il suffit de feuilleter ensuite la totalité de l’œuvre pour se rendre compte que le « programme » est intégralement tenu, de ces imbrications de la poésie versifiée ou non dans la prose et réciproquement. L’avant-texte ne se contente pas, vraisemblablement, de justifier les choix spécifiques d’écriture de cette œuvre en particulier. Une autre dimension est en jeu, qui est sensible dès lors qu’il est question du français, apte à se plier à tous ces intermédiaires du vers compté au langage courant. En effet on pourrait presque parler d’une nouvelle « Défense de la langue française », ou d’un « Art Poétique », résumés par la revendication d’une langue plastique, modulable, non soumise à un genre en particulier ou à une métrique.

Tout se passe comme si la « fabrication » du texte s’ouvrait sur deux dimensions simultanées : créer une œuvre délimitée, Le Fou d’Elsa, avec ses emprunts explicites à une autre culture… mais aussi ouvrir l’écriture et la lecture à une chaîne infinie de relectures possibles grâce à l’apport de toute la gamme des types de textes et des matériaux linguistiques possibles. Tout en les commentant, dans un va-et-vient perpétuel entre écriture et lecture. Que ce soit dans le Traité du Style, en 1928 déjà, ou beaucoup plus tard dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, en 1969, ou encore dans ses analyses picturales, par exemple à propos des collages de Braque et Picasso, dans La Peinture au défi, en 1930, Aragon a constamment réfléchi au processus de la création, la sienne comme celle des autres, pour y mettre en avant la dynamique de la rupture et de la digression, autant de moyens d’introduire toutes les potentialités de la langue et rompre avec une unité forcément factice.

Notamment, cette mise en parallèle de l’œuvre et son commentaire est aussi fréquente dans les œuvres poétiques que dans les œuvres romanesques. On peut lire par exemple, dans le recueil Les Yeux d’Elsa 45 , la réponse suivante à ceux qui ont dénigré un certain article sur la rime adjoint au Crève-Cœur en 1941 :

‘…Un an après Le Crève-Cœur, si je publie un nouveau livre de vers, je suis prêt à en montrer la trame, la fabrication, sans plus de honte. L’histoire d’une poésie est celle de sa technique, et qui y contribuerait mieux que le poète lui-même ? Ce sont les miséreux qui n’inventaient pas, et se contentaient de trois ou quatre petits trucs pour légitimer leur façon d’aller de-ci, de-là à la ligne, qui nous ont mis dans la tête de ne pas dire pourquoi. Pour moi, je n’écris jamais un poème qui ne soit la suite de réflexions portant sur chaque point de ce poème, et qui ne tienne compte de tous les poèmes que j’ai précédemment écrits, ni de tous les poèmes que j’ai précédemment lus.’ ‘Car j’imite. Plusieurs personnes s’en sont scandalisées. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartufferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde ne le dit pas. 46

L’imitation revendiquée ouvre ainsi la lecture, l’oriente sur la compréhension des origines possibles du processus de création littéraire en dédoublant l’écrivain d’un historien de sa propre écriture. On peut sans doute gager également que des « clés » 47 étant offertes, le lecteur est entraîné à détourner son attention d’une quelconque fascination pour la « beauté » du texte. Pour lui l’attention se fixe ailleurs, sur la compréhension des liens, des confrontations entre fragments composites, sur la recherche d’une éventuelle continuité au-delà des ruptures du récit ou du discours poétique. On aura à revenir sur ce statut particulier de la lecture tel qu’il est induit par le texte quand on procèdera à la comparaison avec l’œuvre d’Assia Djebar et celle de Rachid Boudjedra, dont les perspectives se rejoignent. Nous pouvons juste brièvement ajouter ici qu’une des œuvres d’Aragon a poussé à l’extrême la discontinuité apparente dont nous parlons. Il s’agit de La Défense de l’Infini, œuvre à jamais restée inachevée, et en fragments, qu’Aragon a détruite en large partie avant de tenter de se donner la mort, en 1928. Nathalie Piégay-Gros en tire une réflexion fructueuse pour notre étude :

‘L’écriture d’Aragon, qui place à son origine la force de rupture de l’incipit et qui procède par montages de fragments hétérogènes privilégie logiquement la digression. A la discontinuité qui peut résulter de l’insertion d’un fragment s’ajoute celle qui procède de la bifurcation du récit, qui s’écarte soudainement de son sujet, rompant ainsi la continuité et la cohérence du texte. […]’ ‘L’éloge de la digression va de pair avec une remise en cause de la tradition rhétorique qui privilégie la continuité et valorise le modèle d’un texte bien lisse et cohérent, qui supprime les excès, gomme le superflu. Dans le Traité du style qui décrie la citation latine, la défense de la digression est celle de la liberté : elle fait sa place à l’improvisation et à la violence. » 48

Cette improvisation, constitutive de l’acte d’écrire, autorise un certain désordre : par lui se manifeste la capacité du texte littéraire à dépasser les normes et particulièrement celle de la cohérence logique et linéaire. Mais il faudra revenir sur les notions de continuité et de discontinuité du texte, car il nous semble que la digression ne se laisse pas nécessairement enfermer dans un statut de discontinuité du texte.

Notes
41.

Aragon, idem, p. 19

42.

Ibid., p. 19

43.

Idem., p. 16

44.

Jamel Eddine Bencheikh, « Le chant arabe profond d’Al-Andalous : la forme « zadjal » dans Le Fou d’Elsa », in Le rêve de Grenade : Aragon et Le fou d’ Elsa, Actes du colloque de Grenade, 14-16 avril 1994, Publication de l’Université de Provence, 1996, p. 79

45.

Aragon, Les Yeux d’Elsa, Seghers, 1942

46.

cité par Piegay-Gros Nathalie, L’esthétique d’Aragon, collection « Esthétique », SEDES, 1997, p. 232

47.

Il est ainsi à noter que, dès le Prologue, Aragon donne explicitement la référence de l’œuvre poétique arabe qu’il imite : « le poème de Medjoûn et Leïla que Djâmî acheva d’écrire à Hérât huit ans environ avant la chute de Grenade… », ibid., p. 16

48.

Ibid., p. 168-169