2. Un désordre paradoxal : il organise le texte.

Il a déjà été beaucoup question ici de cheminement, de sentier qu’on ouvre dans l’écriture et dans l’histoire, de bifurcations. Il a été aussi question de surgissement et de mélange… Ces tentatives de définition du texte renvoient toutes à la notion de désordre, ce qui suppose un modèle antithétique contre lequel le Prologue du Fou d’Elsa prendrait appui.

On se souvient de la remarque qui ouvre cette étude : le projet du Fou d’Elsa est présenté de façon problématique comme quelque chose qui a surgi sans que l’écrivain en puisse clairement faire la généalogie. On a alors souligné les modalisateurs  Dieu sait pourquoi,  et pourtant ce n’était pas cela qui me retint,  je ne sais d’où la première fois… qui mettent littéralement en scène non tout à fait l’absence d’origine, mais la combinaison de multiples origines possibles, mystérieuse en raison même de la multiplicité. Dès la première page de l’œuvre il nous semble donc qu’un certain caractère de non-linéarité détermine l’écriture du texte. D’une part en effet chaque modalisateur introduit une rupture dans le fil de la phrase, matérialisée par la ponctuation ; d’autre part, c’est le propos tout entier qui se trouve affecté de scrupules, de précautions, de semi-interrogations qui sont autant de moyens de différer l’accomplissement du récit. C’est là une première modalité littéraire qu’il va falloir explorer : le désordre se manifeste par un empêchement à lier le récit (là où au contraire on s’attendrait au modèle classique de l’enchaînement linéaire d’évidence ; on se gardera d’ailleurs de qualifier cet enchaînement de logique, tant la logique en matière romanesque ou argumentative procède d’un choix idéologique).

Une autre caractéristique du désordre apparent est l’improvisation qui semble déterminer le passage d’un motif à un autre. Cette improvisation est mimée par le récit d’événements successifs, eux-mêmes insérés comme le fruit du hasard. Tout d’abord l’événement déclencheur de la rencontre avec la chanson (la romance) est signalé par le verbe tomber au passé simple dans une proposition circonstancielle de temps : « quand mes yeux tombèrent sur l’une de ces chansons » 49 . Le même caractère inopiné se retrouve tout au long du Prologue jusqu’au Chant Liminaire ; qu’il s’agisse d’être frappé par la faute de syntaxe de la romance ( n’était qu’au premier vers de la romance me retint une sonorité de corde détendue, une bizarrerie…), ou de remonter jusqu’au premier « contact » avec le nom de Grenade (Grenade[…] a passé je ne sais d’où la première fois, peut-être d’un journal d’enfants, dans ma songerie) ; qu’il s’agisse encore d’installer le souvenir traumatique de l’Occupation (que je crus d’abord… j’entendis la nouvelle de Paris tombé…) ou de signaler une parenté avec l’écrivain Wieland (c’était quand…et se prit à penser…) le temps du récit des préliminaires au Fou d’Elsa est un temps fragmenté, un assemblage d’événements présentés au moment même de leur surgissement, ainsi que le suggèrent le passé simple et le passé composé associés à des verbes impliquant sémantiquement la rapidité d’exécution (qu’on juge par exemple de l’emploi de l’auxiliaire avoir dans la conjugaison du verbe passer : a passé n’implique pas la durée et l’accomplissement de est passé…).

La créativité littéraire s’observe aussi dans la capacité du texte à juxtaposer des propositions sans qu’il y ait nécessairement analogie ou association thématique. Par exemple, on peut noter à ce propos l’anaphore du présentatif impersonnel, « c’était quand », ou « ce n’est que bien plus tard que », qui permet de poser en quelque sorte et selon un processus grammatical qui confère de l’indépendance à chaque énoncé, les anecdotes diverses comme autant de jalons de la construction de l’écriture. Celle-ci assume le risque de la discontinuité condamnée par la rhétorique classique, une discontinuité qui donne littéralement à voir le texte en train de s’écrire.

Ce dynamisme, presque cette violence du texte, trouvent une définition dans le commentaire suivant :

‘Enfin, je venais de me prendre en flagrant délit de vol, d’un vers de romance j’avais fait le crochet d’une serrure singulière… 50

De la littérature comme une effraction : c’est de cela qu’il s’agit, où on retrouve la défense de l’emprunt et de l’imitation plaidée par Aragon, mais aussi la connaissance (sous forme de révélation ?) de soi-même par la lecture de ce qui vient d’être écrit et puis encore la position résolue de hors-la-loi où s’installe l’écrivain, et même qu’il revendique. Le Traité du style par exemple met en image ce parti pris d’écriture :

‘Mon cher ouragan, les champs torrides comme les marais m’appartiennent. La mélampyre croît dans mes seigles, et ma blaude est le ciel bleu des ruminants à l’ongle sec. Je n’écobuerai pas mes paroles. Mes nielles, mes parasites sont aussi précieux que les céréales commentées. Je continuerai à saigner des coquelicots à foison. La couleur seule fait que je soufre mes vignes. Il y a dans mon style assez de place pour le phylloxera. 51

On peut considérer que la prise de position est idéologique : cette défense de la mauvaise herbe, et de la non-séparation, ce refus de la « pureté » de l’écriture vont contre un ordre établi, lui-même idéologique ; chez Aragon, le parasitage n’en est plus un, il devient la mesure plurielle de la créativité littéraire.

Abattre l’ordre établi de la littérature : cela relève d’une idéologie révolutionnaire en ce qui concerne sa part consciente. Pour autant cette dernière ne vient pas seule dans la démarche de création du Fou d’Elsa . Certes, le désordre est explicitement revendiqué dans les essais de poétique qu’Aragon a publiés, mais il ne relève sans doute ni exclusivement d’une déconstruction volontaire de la cohérence linéaire, ni d’un a priori qui conditionnerait l’écriture de toute son œuvre. Ce n’est pas forcément un déjà-là d’où serait produit tout nouveau texte, car alors le travail de l’écrivain se réduirait à la manipulation mécanique d’un procédé instrumental. Une autre instance se manifeste également dans l’écriture par ses effets apparemment aléatoires, c’est le processus de convergence de proche en proche qui semble motivé par des raisons inconscientes, une sorte de nécessité du songe.

Notes
49.

Ibid., p. 11

50.

Aragon, ibid., p.12

51.

Cité par Nathalie Piegay-Gros, op. cité, p. 169