3. La métaphore du « théâtre intérieur ». Les hasards de l’écriture s’y jouent.

Dès la seconde page du prologue, cette métaphore apparaît :

‘Oui, je sais, d’où il m’est d’abord venu [le personnage de Boabdil], comment il est monté sur les tréteaux de mon théâtre intérieur. 52

Le théâtre intérieur ressemble à un théâtre d’ombres : on y rencontre des spectres. Grâce à l’analogie proposée par l’apposition « Drôle de Hamlet » :

‘…les mots m’avaient engagé sur un chemin inattendu, m’identifiant avec le roi de cette ville mythique, ce Boabdil […] Drôle de Hamlet, à qui tout un monde est le pauvre Yorik ! 53

le narrateur et Boabdil lui-même se trouvent littéralement assimilés, conformément à ce qu’annonçait déjà le participe présent m’identifiant. Le personnage de Hamlet leur est comme mis en facteur commun. On se souvient de la scène 1 de l’acte V de la pièce de Shakespeare : Hamlet se trouve dans le cimetière peu avant que le cortège funèbre d’Ophélie l’y rejoigne ; des fossoyeurs sont en train de vider d’anciennes tombes, et l’un d’eux a extrait le crâne de Yorick, « un sacré farceur » 54 , qui était le bouffon du roi, du temps de l’enfance d’Hamlet. Apprenant qu’il s’agit du crâne de Yorick, Hamlet le dévisage. Il se rappelle les facéties qui l’ont fait rire enfant ; il évoque la capacité du bouffon à rire, même de la mort et regrette que cette force de vie, cette énergie ait disparu 55 . La tirade du héros, directement adressée au crâne, est empreinte de nostalgie (comme le souligne l’exclamation Alas, poor Yorick !), elle laisse entendre que Hamlet lui-même a perdu la force du rire. Ainsi le face à face avec le crâne renvoie le personnage à sa propre image de mort, vision forcément déformée et incomplète de lui-même, mais dont la fonction dramatique est d’anticiper sur l’issue de l’intrigue. Par ce détour shakespearien, la figure de Boabdil est présentée dans un face à face similaire avec le monde, lequel lui renvoie la même image de mort ou de perte. Cette réception très négative du personnage de Boabdil qui a été produite par la littérature (symbolisée de façon justement très théâtrale par le crâne…) – Aragon cite pêle-mêle la poésie espagnole, [le]romancero morisque, la légende ennemie – est d’ores et déjà jugée par le texte et annonce assez clairement le parti pris de rectification idéologique. Le Fou d’Elsa va s’emparer de cette figure de traître, qu’il dénonce comme invention du discours historique et littéraire. Il va également la mettre en jeu par une identification problématique du locuteur à Boabdil : de fait Boabdil prend la parole dans un monologue théâtralisé qui se trouve dans la quatrième partie du Fou d’Elsa :

‘…
Regardez-moi je suis debout dans les créneaux
Le crépuscule de l’Islâm est sur ma face
C’est le dernier pays que Dieu laisse entre nos
Mains où l’ancien pouvoir s’amenuise et s’efface
Voulez-vous que je vive en mon sang répandu
Renégat de mon cœur traître à mon peuple sombre
Voulez-vous que je meure à mon âme vendue
Dans la cour des vainqueurs où va traîner mon ombre
Il est encore temps de montrer ce qu’on vaut
Faut-il croire au succès pour crier la victoire
Il est encore temps de prendre les chevaux
Et de lever nos étendards contre l’Histoire 56

On aura reconnu au passage les alexandrins et la grandeur épique, liée à l’exhortation. Dans ce monologue Boabdil gagne une stature héroïque qui rappelle le théâtre politique de Racine. Ainsi, ce que la métaphore du théâtre intérieur annonce dans le prologue se réalise dans le poème proprement dit par la mise en scène de la prise de parole du Rey-Chico.

Ce qui est désigné comme hasardeux dans ce projet d’écriture, c’est l’endossement dramaturgique de l’identité de Boabdil, d’où la forme interrogative qui est adoptée par le prologue :

‘…les mots m’avaient engagé sur un chemin inattendu, m’identifiant avec le roi de cette ville mythique, ce Boabdil dont je sais bien comment il a pénétré dans mes rêves, mais pouvais-je vraiment, et dans quel miroir, me voir sous les traits de ce personnage… ? 57

On notera au passage que les « mots », le langage, sont dotés ici d’une capacité d’initiative : ils enclenchent par eux-mêmes l’écriture et ses choix. C’est une autre manière de dire qu’un inconscient, qui se manifeste également dans l’existence du théâtre intérieur, oriente les mises en scène que le texte produit. En appeler aux rêves confirme la présence sous-jacente, dans le langage, de cette capacité créatrice, dans le même temps où l’interrogation pouvais-je vraiment suggère aussi bien la surprise provoquée par cette même capacité créatrice, qu’une réflexion sur les conditions de possibilité d’une telle mise en scène. C’est pourquoi le long développement 58 qui raconte le lent travail d’émergence du Fou d’Elsa soulève la difficulté d’appropriation d’une culture autre et porte implicitement la question du « droit » : de quel droit, dans quelle mesure est-il loisible à un lecteur-écrivain français d’entrer dans la culture de l’Autre ? :

‘Et il n’y a pas que de l’Enfant-Roi chemin faisant que je devais réformer mes idées. J’appartenais par la tradition, l’enseignement et les préjugés au monde chrétien : c’est pourquoi je ne pouvais avoir accès à celui de l’Islâm par la voie directe, l’étude ou le voyage. Seul, ici, me guiderait le songe, comme ceux qui descendirent aux Enfers, Orphée ou Dante… 59

La réponse fournie par Aragon porte en elle-même le recours à l’inconscient et à son travail d’exploration et de mise en correspondance. On comprend bien que le motif de la descente aux Enfers est ici investi de toute l’interprétation psychanalytique qui en fait une catabase : une plongée dans la « cave » de l’inconscient, où sont rendus possibles les filiations, le recours aux ancêtres et les désirs. Cette plongée est susceptible de permettre un chemin (chemin faisant) vers la culture arabo-musulmane, mais aussi de mettre en question les préjugés propres à la culture judéo-chrétienne et française. Pour comprendre cette conception et son rapport étroit avec la pratique littéraire, on peut rappeler l’étude du mythe d’Orphée qui a été proposée par Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire 60 . Dans une perspective qui tente de repousser aussi bien la métaphysique judéo-chrétienne que le platonisme mais qui revient quand même à sacraliser l’écriture littéraire sur une autre base, Blanchot en effet postule que la catabase permet une confrontation avec la disparition, qui va aboutir à la prise de parole : le poème transmute les morts en mots. Selon les termes de Georges Bucher, l’imaginaire créateur de la langue se soustrait à la loi de la mimésis, ou encore il opère le passage de l’idolâtrie du visible à l’Epiphanie du verbe 61 . À ce titre, ce n’est plus le sujet maître de sa parole qui parle, mais l’Autre de la langue, son Eurydice ; on peut aussi conclure de cette conception du langage littéraire qu’elle déjoue la notion de permanence : son objet n’est pas ce qui serait déjà là, mais bien plutôt la métamorphose, la transformation. Blanchot, dans un style métaphorique qui rappelle le mythe sur lequel il construit sa réflexion, écrit :

‘C’est qu’ici la pierre et le tombeau ne détiennent pas seulement le vide cadavérique qu’il s’agit d’animer, c’est que cette pierre et ce tombeau constituent la présence, pourtant dissimulée, de ce qui doit apparaître. Faire rouler, faire sauter la pierre, c’est là certes quelque chose de merveilleux, mais que nous accomplissons à chaque instant dans le langage quotidien, et, à chaque instant nous nous entretenons avec ce Lazare, mort depuis trois jours, peut-être depuis toujours, et qui, sous ses bandelettes bien tissées, soutenu par les conventions les plus élégantes, nous répond et nous parle au cœur de nous-mêmes. 62

On peut déduire que cette activité de métamorphose qui travaille le sujet de l’intérieur permet aussi la remise en question idéologique : l’idéologie se présentant comme un système a priori de compréhension et d’interprétation du monde, l’émergence du langage poétique depuis la scène du théâtre intérieur est ce qui permet de dépasser l’idéologie et d’en commencer une autre pour reprendre les termes de Henri Meschonnic, dans Pour la poétique II 63 . Pour autant on soulignera aussi la contradiction qu’il y a à faire du mythe l’allégorie qui témoigne d’une conception non métaphysique du langage… Chez Aragon lui-même il semble y avoir une hésitation entre cette psychologie des profondeurs que sous-entend la conception orphique de la littérature, et une définition matérialiste de l’écriture.

La voie des songes devient donc le moteur de la critique du discours des vainqueurs : la cause du vaincu Boabdil, pour être défendue contre le réquisitoire de la littérature, nécessite qu’un risque soit pris, celui de l’ouverture à l’inconscient, capable seul d’opérer la rencontre entre les valeurs culturelles occidentales et leur équivalent oriental. On n’entrevoit pas tout à fait cependant comment l’écrivain pourrait se passer de la lecture et d’un certain apprentissage conscient de ce qu’est l’univers arabo-musulman, d’autant – ainsi qu’on l’a vu précédemment – qu’il affiche, notamment par le lexique final de l’œuvre, tout un bagage d’érudition ; à moins de considérer que la voie de l’inconscient est celle qui permet de retraiter les données de la connaissance après une forme d’assimilation qui s’apparente à l’oubli. C’est aussi dans ce sens qu’on peut comprendre la descente aux Enfers, en tant que voyage propice à l’anamnèse. Dans cette perspective l’écriture romanesque et poétique se nourrit de tous les apports du vécu et de la culture :

‘Tout ce qui m’a jamais enivré, tout ce qui m’a tourné la tête, et la musique, et la peinture, et l’héroïsme, et la poésie, quand je me retourne en arrière, il me semble le voir couler vers moi de toutes parts, converger en moi comme pour ensemencer, fertiliser une seule terre, en lever la moisson de ma vie, préparer le terreau de mon amour. 64

Comme souvent chez Aragon la luxuriance des images incite à digresser de glose en glose, chaque nouvelle métaphore (moisson de ma vie, terreau de mon amour, ensemencer, fertiliser…) ouvrant un nouveau champ de lecture. On retiendra ici seulement le rôle fondamental d’association et de combinaison qu’accomplit la scène intérieure du rêve. C’est pourquoi d’ailleurs la métaphore du théâtre est récurrente dans le texte du prologue. Elle le ponctue, tout en définissant les modalités d’écriture de l’histoire et la réfutation de ses erreurs. Outre l’évocation des tréteaux de mon théâtre intérieur, déjà analysée, on relève aussi :

‘Et c’est ainsi que Grenade se leva de la terre de mes songes à la lumière de la femme, qui en avait prononcé le nom… À ceux qui diront que c’est artifice, et croiront que son entrée ici dans le poème, par la voix d’ un vieil homme et de sa folie, est simple fiction de théâtre, à ceux-là qui ne verront que rhétorique à l’écho […] que voulez-vous donc que je dise ?  65

Par une volte face qui montre de l’intérieur l’interrogation sur le langage, la référence au théâtre se transforme ici en dénégation : une simple fiction de théâtre. Cependant il faut relire l’adjectif simple à lalumière de la persistance de la métaphore théâtrale un peu plus loin :

‘J’ouvre ici le rideau sur un univers [c’est à dire sur le monde intérieur complexe du poète justifiant ses partis-pris]. […] Le rideau, toujours, est de pourpre et lourd à soulever. 66

Au lieu de prendre la fiction selon le sens commun, négativement connoté comme l’envers du réel, l’insistance métaphorique signale au contraire qu’en elle, réside le travail même de l’écriture de l’histoire, et son effort pour que « lève » la signification.

Notes
52.

Ibid., p. 12

53.

Ibid., p. 12

54.

Shakespeare, Hamlet, Prince of Denmark, The illustrated Stratford, Chancellor Press, London, 1982, “a fellow of infinite jest,…”, p. 827

55.

Ibid., p. 827 : « Here hung those lips, that I have kissed I not know how oft..” : “ ici s’accrochaient ces lèvres que j’ai embrassées je ne sais combien de fois.”, la perte des lèvres, de la chair, à la fois rappelle le souvenir de la vie qui animait Yorick et suggère le processus de dégradation du corps…

56.

Ibid., Partie IV, Ech-Chitranj (Les échecs), « Boabdil s’adresse aux notables », p. 263

57.

Ibid., p. 12

58.

Ibid., p. 13, « …et à vrai dire j’attendis quarante années pour être ce défenseur [de Boabdil] »

59.

Ibid., p.14. Au fond, ce qu’Aragon propose ici n’est ni plus ni moins que la démarche symétrique à celle des écrivains francophones algériens entre autres. Que ces derniers n’aient pas eu le choix, du fait d’une éducation conditionnée par la colonisation, n’y change pas grand chose. De part et d’autre des cultures, l’écriture romanesque est conçue comme un carrefour et implique l’ouverture du sujet à l’altérité.

60.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, 1955, Folio-Essais, 2002. On trouvera notamment, dans le chapitre « Le regard d’Orphée » de la 5ème partie, une remarque qui rejoint la réflexion d’Aragon sur les incipit : « …l’on n’écrit que si l’on atteint cet instant vers lequel on ne peut toutefois se porter que dans l’espace ouvert par le mouvement d’écrire. Pour écrire, il faut déjà écrire. Dans cette contrariété se situent aussi l’essence de l’écriture, la difficulté de l’expérience et le saut de l’inspiration. » p. 232

61.

Georges Bucher, « Le rêve d’Orphée : à propos de L’espace littéraire de Maurice Blanchot », in Religiologiques n° 15, printemps 1997

62.

Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, 1955, pp. 259-260, cité par Georges Bucher.

63.

Henri Meschonnic, Pour la poétique II. Epistémologie de l’écriture, poétique de la traduction, Le chemin, NRF-Gallimard, 1973, p. 37

64.

Ibid., p 14

65.

Ibid., pp. 15-16

66.

Ibid., p. 17