III Ecrire et corriger le mensonge de l’histoire.

1. Effet de réel et rapport au temps.

Si on s’en tenait aux couples de notions antithétiques auxquels la critique littéraire héritée de Sainte-Beuve et toujours d’actualité dans les média journalistiques nous a habitués, il y aurait l’homme et l’œuvre, le réel et la fiction, ou bien l’histoire et le fictif… et on s’échinerait à faire se correspondre la part d’autobiographie avec la part de fiction dans un aller et retour assez stérile, puisqu’il ne parviendrait jamais à rendre compte de la continuité de l’œuvre fondée sur des entités de nature différente. Contre ces dichotomies qui font l’arrière-plan idéologique d’une conception de la littérature comme « re-présentation » (sous-entendu nécessaire : re-présentation d’un réel extérieur à l’œuvre), l’écriture d’Aragon propose de dire le sujet dans l’histoire, même au prix de certaines contradictions qu’on peut repérer dans le prologue du Fou d’Elsa .

Certes, le prologue abonde en références consacrées au monde réel, qui semblent relever des ancrages habituels du texte à portée autobiographique : dates, lieux, noms propres y figurent (et sont vérifiables à quiconque chercherait une hypothétique vérité du témoignage). Pourtant un examen précis des modalités d’introduction de ces références contraint à la nécessité de réviser le statut de cette « réalité ». C’est qu’à chaque référence on relève la présence d’un déictique qui signale l’omniprésence du sujet en cours d’énonciation et contrecarre du même coup la thèse d’un réel objectif extérieur à lui.

Pour mémoire, les déictiques sont cette classe de mots appelés également embrayeurs ou shifters par Jakobson, « dont le référent ne peut être déterminé que par rapport aux interlocuteurs » 1  : pronoms de première et deuxième personne, adverbes de lieux ( ici par opposition à ), adverbes de temps (hier par opposition à la veille ; en ce moment par opposition à à ce moment), ainsi que les adjectifs démonstratifs, les articles définis et les noms propres dans certains emplois. Autrement dit, dans un texte, ils ont pour seul référent le sujet du discours, lequel fait irruption dans la langue (le fait a été étudié par Benvéniste) ; leur référent ne saurait être, contrairement aux apparences, un en dehors du discours et du texte.

Ainsi en va-t-il par exemple de la désignation des livres dans le Prologue :

‘… cette collection du Ménestrel, journal de musique (p. 11) ; …ce grand in-quarto sur hollande, imprimé chez Poussielgue, 12, rue du Croissant-Montmartre (p. 12) ; …Le Rendez-vous des Etrangers…ce livre de 1956 (p. 15)’

L’adjectif démonstratif réfère le signifié qu’il accompagne au locuteur pris dans son acte d’énonciation. Au-delà donc de l’effet de réel indéniable provoqué par la dénomination et la caractérisation de livres qui existent - c’est la même chose avec la citation le Baedeker p. 14 – ce qui est essentiel ici c’est la position centrale du locuteur en train de dire son rapport à l’histoire (au monde). On peut noter dans le même ordre de procédés le rappel de moments historiques marquants :

‘…ce terrible juin 1940 (p. 12) ; …tapant à une porte de ferme au mai quarante quelque part de ce côté-là (p. 18) ; ou encore pour ce qui est de l’histoire de l’Espagne, … déjà Grenade était marquée au front par le sang de Federico. 67 (p. 14)’

Le recours au nom propre (Federico Garcia Lorca) assume le même rôle que les embrayeurs déjà soulignés : il dit l’expérience intérieure, l’intimité du sujet aux prises avec les événements à travers le langage. Ainsi l’atomisation des dates, des lieux, des objets, le fil rompu de la chronologie et l’aspect composite du « récit », dont il a été question dans la partie précédente, ne doivent pas occulter la continuité réelle du texte : à tout moment un sujet dit son histoire, et se découvre par elle dans un discours. Sous cet angle de lecture, il n’est plus question de chercher à démêler une réalité historique extérieure dont le texte serait le reflet. Il y a au contraire ce que Henri Meschonnic appelle l’homogénéité du vivre et du dire 68 et qu’il justifie entre autres par la précision suivante :

‘Le vivre, qui inclut un rapport à l’histoire toujours déjà médiatisé par un discours sur l’histoire, est considéré ici comme ce rapport au langage qui consiste dans un texte, rapport qui dialectise la contradiction idéaliste entre le parler et l’agir, entre l’individuel et le social, entre la parole et la langue. 69

L’organisation du texte examinée sous cet angle est suffisamment complexe pour qu’on prenne le temps de s’arrêter sur ses alternatives et ses bifurcations. On a vu précédemment (dans la partie « Le récit est un sentier qui bifurque ») que s’enchaînaient des citations et des commentaires divers qui constituent les jalons d’une recherche des sources de l’histoire grenadine chez Aragon lui-même. Cette histoire n’est pas plus présentée comme un ensemble d’événements externes que les embrayeurs ne renvoient à une réalité extérieure au texte ou au message. On n’y lit donc pas de chronologie ni de causalité externe – bien plutôt, c’est une histoire constitutive du sujet, écrivant des réminiscences et se situant par rapport à elles de façon problématique. En effet le lien du locuteur à l’ensemble des « sources » qu’il affiche et développe ou interroge est postulé, mais jamais définitivement arrêté : chaque séquence s’articule à la précédente par une mise en relief portée par les présentatifs « c’est, c’était, c’est ainsi que… ». Une observation de la composition des pages 11 à 16 (soit toute la partie du Prologue qui précède le Chant Liminaire) montre la fréquence de ces rebonds du discours, chaque nouvelle occurrence de présentatif à la fois répétant la tentative d’éclaircissement mais aussi ajoutant de nouvelles possibilités de compréhension ou dénigrant les précédentes, ce qui fait d’ailleurs que le sens du texte ne se construit pas de façon linéaire, mais paradigmatique :

‘…et pourtant ce n’était pas cela qui me retint, mais le titre : « La veille de la prise de Grenade »… p. 11
Ce n’était pas la porte de mes songes… p. 12
Ce n’est que bien plus tard que je m’avisai de la nature des sources barrésiennes … p.13
C’était quand, ayant traduit la diatribe de cet auteur […]il fut saisi de doute… p. 13
C’est quand on mesure enfin le peu qui vous reste…p.14
C’était la Grenade du Baedeker et celle de Washington Irving…p. 14
C’était quand le nom même de la ville vermeille me revint…p. 14
Ce n’est pas coïncidence, mais convergence… p. 15
Et c’est ainsi que Grenade se leva de la terre de mes songes… p. 15
A ceux qui diront que c’est artifice […] à ceux-là qui ne verront que rhétorique à l’écho… p. 15
[…] à ceux qui prendront cette histoire pour une simple fiction, que voulez-vous donc que je dise ? p. 16
A ceux qui me reprocheront […] me faudra-t-il apprendre que … p. 16
A ceux qui ne liront le Fou d’Elsa qu’en s’en tenant à la lettre, je dirai… p. 16
Ou je rappellerai ces mots de Chateaubriand…p. 16
Il n’y a point aujourd’hui de censure, mais c’est que nous avons perfectionné tout cela. p. 16
Et ce n’était pas la censure qui retarda la publication du Dernier des Abencérages…p. 16 70

La rhétorique classique se contenterait ici de repérer des répétitions structurant le texte, voire une segmentation dont la fonction serait expressive, dans la mesure où le soulignement qu’elle opère marquerait une intensité affective. Mais il semble qu’on ne puisse s’arrêter à ce constat qui « réinstalle » la perspective d’un locuteur sachant déjà où il en est et exprimant volontairement un vécu déjà défini. Si le texte est bien constitutif du sujet en train de s’écrire, s’il est une recherche, et non un résultat, on peut lire dans la segmentation ci-dessus le travail d’écriture d’un rapport au temps, en cours, non achevé. D’ailleurs le texte confirme cette analyse. En conclusion de ce premier développement qui précède le Chant Liminaire se formule une mise en garde contre d’éventuelles fausses interprétations du lecteur :

‘Mais je ne défends pas ce que j’écris ou vais écrire. J’ouvre ici seulement le rideau sur un univers où l’on m’accusera peut-être de fuir le temps et les conditions de l’homme que je suis. C’est peut-être de cet homme-là que je sais ce que de moi l’on ignore… 71

La dénégation, portée en antithèse par une nouvelle tournure de mise en relief, « c’est peut-être de cet homme-là… », à la fois reprend l’idée que le temps historique présent est au cœur du texte contrairement à ce que laisse supposer une plongée dans la Grenade médiévale, et déplace de surcroît ce temps vers ce qui n’a pas encore été dit et que le texte fait naître : « …ce que de moi on ignore… », où le pronom indéfini pourrait aussi bien renvoyer au locuteur qu’au lecteur ; et on a vu à quel point la lecture constituait le moteur de l’écriture revendiquée par Aragon. La lecture de ce passage est difficile, l’écriture pourrait en sembler tortueuse, sauf à considérer qu’elle travaille des contradictions qu’elle confronte ( « …je sais ce que de moi on ignore… ») pour les dépasser grâce à l’élaboration d’une temporalité et d’un rapport à l’histoire. On l’a vu, ce rapport ou ce rythme 72 opère la synthèse du segmenté et du continu – ou, pour souligner le débat du texte, la synthèse des approches possibles de Grenade dans l’expérience du locuteur - comme le montre la répétition des présentatifs ou des adresses « à ceux qui… » cités plus haut. Il faut noter qu’une telle synthèse s’accomplit en cours d’écriture puis de lecture : elle est un mouvement et une mise en relation progressive, elle n’est jamais définitivement donnée ni fixée. De façon théorique, Henri Meschonnic la définit de la manière suivante :

‘On est compris par le rythme avant de le comprendre, et de comprendre du sens, mais on ne sait pas comment. Le rythme d’un texte fait du temps de ce texte une forme-sens qui devient la forme-sens du temps pour le lecteur. Par le rythme il n’y a pas succession des éléments dans le temps, comme par la métrique. Il y a un rapport. La suite, la raison de la séquence n’est pas donnée. 73

Il est à noter que le choix de Meschonnic comme théoricien du rythme n’est pas un hasard : dans la logique de l’attachement qu’il manifeste aux pratiques d’écriture et à ce qu’en disent les écrivains eux-mêmes, il a pu prendre appui entre autres sur l’œuvre d’Aragon (qu’il cite de fait) et sa recherche de l’infini (Daniel Bougnoux dans sa préface au tome I de l’œuvre romanesque d’Aragon dans la Pléiade écrit « l’in-fini », ce qui permet d’en souligner le sens d’inachèvement). La critique que Nathalie Piegay-Gros propose du texte aragonien, spécialement des Incipit qui définissent sa pratique, va dans le même sens :

‘Le désir qui s’exprime dans le renversement final des Incipit est celui d’une parole que rien ne viendrait jamais interrompre, d’une écriture qui ne cesserait de commencer. Le modèle textuel dessiné tout au long du texte s’en trouve modifié : à l’impulsion donnée par l’incipit, qui porte le roman tout au long de son développement inconnu, se substitue celle d’une relance infinie du langage par lui-même ; ce sont là deux logiques de développement : la première suppose un moment premier, qui justifie la fin qu’elle ne contient pas comme la graine contiendrait l’organisme achevé, mais qu’elle induit, comme l’impulsion du mouvement la trajectoire qui en résulte ; la seconde dénie toute force au commencement, puisqu’il n’est plus tendu ni vers une progression, ni vers un achèvement, […] l’incessant commencement fait du texte le produit d’un ressassement négateur de tout seuil. 74

Quoique la notion de ressassement nous semble mettre de côté indûment les mises en relation produites par le texte et la capacité de ce dernier à se métamorphoser, cette double logique de développement nous paraît rendre compte assez exactement de ce qui se joue dans le prologue du Fou d’Elsa, où l’incipit « Tout a commencé par une faute de français… », confronté à la série des mises en relief anaphoriques, puis à sa propre répétition, page 17, lance le mouvement de l’écriture, lequel produit un temps présent jamais abouti, qui est justement le temps de l’histoire du sujet, qu’on ne confondra pas avec la reconstitution historique à l’œuvre dans le récit de l’histoire de Grenade.

Notes
1.

Oswald Ducrot, Tzetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, « Les déictiques », Points-Essais, Seuil, 1979, p. 323

67.

C’est nous qui soulignons.

68.

Henri Meschonnic, Pour la poétique II, p. 35

69.

Idem, p. 38

70.

Aragon, idem.

71.

Ibid., p. 17

72.

Au sens où Henri Meschonnic a commencé de le définir dès Pour la Poétique, en se référant à l’article de Benvéniste, Chapitre XXVII, « La notion de « rythme » dans son expression linguistique », in Problèmes de linguistique générale.

73.

Meschonnic, Critique du rythme, Pour une anthropologie historique du langage, chapitre V : « Le rythme sans mesure », p. 224

74.

Nathalie Piégay-Gros, L’esthétique d’Aragon, chapitre XI : « La quête de l’œuvre », SEDES, 1997, pp. 192-193