2. Deux tentations : celle de l’historiographie et celle du discours idéologique.

D’évidence, il y a une différence essentielle entre l’écriture d’un temps qui se définit par son inachèvement, c’est à dire comme un processus en cours de réalisation, et l’écriture du récit historique où tout semble d’avance déjà donné, simplement mis en forme après coup, qu’on nommera historiographie. La caractéristique de cette dernière est précisément qu’elle prétend offrir le maximum de références à un réel passé archivé, auquel le passage par l’écriture confère un statut de vérité. La notion de vérité (parfois écrite Vérité, ce qui la suppose une et indivisible, quasiment métaphysique) est problématique suivant l’orientation philosophique qu’on y met. Nous aurons à y revenir par la suite. Il n’en reste pas moins en première approche que l’écriture historiographique semble entrer en contradiction avec l’écriture proprement littéraire. La remarque en a été faite notamment à propos des « expériences » auxquelles se livre L’Amour, la fantasiad’Assia Djebar, qui travaille explicitement sur une documentation historique exhibée en tant que telle. C’est ainsi que Beida Chikhi commentant ce qu’elle appelle une « technique de manipulation des références » 75 souligne cette contradiction :

‘La difficulté était, au départ, dans l’exploitation de l’énorme documentation réunie, sa sélection et son utilisation comme il convenait au mouvement de l’écriture. L’insertion d’un discours dans un autre, qui normalement lui est étranger, pose des problèmes d’homogénéisation et de cohésion : le discours de fiction est un laboratoire d’illusions, le discours de l’Histoire, par sa fonction informative et son statut fortement référentiel, lutte contre l’illusion. 76

Il y aurait à mettre en cause ici l’adéquation trop convenue, quasi platonicienne, entre fiction et illusion. Ce dernier terme est trop connoté négativement ; il rappelle trop précisément le dualisme de la fiction et de la réalité, pour qu’on puisse le retenir dans une réflexion qui se porte sur l’idéologie en tant que produit homogène de l’expérience vécue et du discours. En clair, « les problèmes de cohésion » du texte ne peuvent tenir à la juxtaposition de l’illusion et de l’information véridique si on postule que ces deux entités néanmoins existent en s’opposant… en revanche on peut retenir l’idée de contradiction dès lors que le « mouvement [même] de l’écriture », qui fait l’œuvre, est menacé par les certitudes référentielles véhiculées par l’historiographie, lesquelles arrêtent ce mouvement. En effet, le risque d’incohérence encouru par le texte repose sur la rupture de la continuité de l’écriture, sur la juxtaposition non dépassée de deux discours qui n’auraient finalement aucun rapport, et dont l’un au moins ne serait qu’une redite. Il convient donc de se demander par quels moyens une telle contradiction se dépasse, dans le texte et par la lecture qui a le pouvoir de re-jouer de nouveaux enjeux à chaque fois.

Le prologue du Fou d’Elsa offre lui aussi des exemples d’une tentation de l’historiographie, qui était déjà décelable dans les développements philologiques analysés en première partie, et qui se retrouve juste avant le Chant Liminaire, page 16. Un des passages qui prennent cette tournure évoque la publication différée du Dernier Abencérage, de Chateaubriand, et invoque des raisons, un contexte sentimental :

‘…le manuscrit, François-René de Chateaubriand le lisait à Méréville, chez son ami Alexandre de Laborde, de qui, sans doute, tout le monde en Bianca reconnaissait la sœur, Natalie de Noailles […]. Mais fallait-il imposer à Madame de Chateaubriand cette proclamation publique de la passion de Bianca et du voyageur […] ? En 1817, Natalie aura sombré dans la folie, René huit ans encore attend l’assurance de l’irrémédiable, et Louis XVIII ne lui aura suffi qui n’avait raison de perpétuer la censure napoléonienne… 77

On reconnaît dans le passage ci-dessus un développement historico-biographique avec des modalités assez caractéristiques : le futur antérieur de la narration historique (aura sombré/aura suffi), et surtout le recours à une lecture psychologisante du récit de Chateaubriand qui propose une « clef » d’interprétation dans la veine de la critique littéraire à la Sainte Beuve : l’identification de Natalie de Noailles, maîtresse de Chateaubriand, en Bianca. La raison même de la censure, qui avait été avancée précédemment (Le Dernier Abencérage aurait souffert de la censure napoléonienne s’il avait été publié juste après sa rédaction, en raison de ses sympathies pour les Espagnols vaincus…) est remisée comme secondaire, ce qui semble écarter la critique idéologique pourtant commencée précédemment. Il y a là une rupture avec la composition rythmique que nous avons mise en lumière. En effet l’omniprésence du sujet écrivant et s’écrivant lui-même, qui assure la continuité d’une séquence du texte du prologue à l’autre, semble ici s’effacer pour laisser place à un discours strictement référentiel, assenant des vérités. De la même manière à propos des conditions historiques dans lesquelles Chateaubriand a écrit son récit, le discours aragonien nous offre une série de rectifications :

‘Au reste, les Espagnols du temps de Goya ne ressemblent guère à ceux d’Isabelle la Catholique ; d’ailleurs les Maures se disaient Espagnols, et Chateaubriand n’avait point connaisssance du vrai Boabdil autrement que Washington Irving ou Barrès. Le massacre des Abencérages sur l’ordre du Rey Chico, pour quoi Barrès l’appelle assassin, est la chose la moins certaine du monde […] pour s’en tenir au témoignage d’Auguste Müller. […]. Au vrai, l’auteur ne tint l’anecdote que de Perez de Hita, dont le livre ne fut traduit que deux ans après sa visite à Grenade. De quels mensonges s’écrit ainsi l’histoire, … 78

On repère ainsi entre toutes les assertions de vérité : la chose la moins certaine du monde, au vrai, De quels mensonges s’écrit ainsi l’histoire… et le rappel des sources à titre de caution dans le témoignage :

  • Auguste Müller
  • Perez de Hita

Cependant au moment même où se développe un tel discours, il n’est pas sûr que le mouvement de l’écriture soit strictement arrêté : un jeu intertextuel relance quelque peu l’invention littéraire. C’est que sont convoquées également les sources arabes de l’historiographie ; et ce, dans une construction qui rappelle étrangement le fonctionnement des hadîth de la tradition musulmane.

L’histoire du prophète Mohammad a été écrite bien après sa mort. La « tradition prophétique » ou « hadîth », petit récit rapportant une action ou une parole de Mohammad, 79 s’est transmise de génération en génération d’après un garant qui le tient d’un autre et ainsi de suite jusqu’à un témoin oculaire 80 . Aussi l’histoire du prophète, officiellement confondue avec celle de l’Islam à ses débuts, est-elle explicitement inscrite dans une pratique narrative (et dans la série de ses traductions/adaptations successives). Le témoin oculaire, bien que premier maillon de la chaîne, n’est le plus souvent qu’un prétexte ; on peut gager que chaque nouvelle transmission du récit a donné lieu à diverses modifications et interprétations. Voici un exemple, donné par Maxime Rodinson, de ce que peut être cette construction narrative particulière, « garantie » par une chaîne de témoins :

‘Nous tenons de ‘Abdallâh ibn Nomayr al-Hamdâni qui le tenait de Yahyâ ibn Sa’id al-Ançâri, que Mohammad ibn al-Monkadir racontait : une femme frappa chez le prophète qu’elle avait nourri. Lorsqu’elle entra, il s’écria : Maman ! maman ! Il alla prendre son manteau, l’étendit devant elle, et elle s’assit dessus. 81

Dans le même ouvrage, Maxime Rodinson définit le rôle des traditionnistes par la nécessité pour les croyants de satisfaire aussi bien leur curiosité à l’égard de la vie du prophète que leur besoin en réglementation, car les actes du prophète avaient une valeur exemplaire 82 . Il soulève de ce fait le problème posé par une telle pratique, et la solution trouvée par les historiens et les juristes :

‘Naturellement, il était facile de forger des traditions (on les appelle en arabe « hadîth », c’est à dire récit) pour favoriser son opinion ou son parti. Les grands historiens et les grands juristes arabes le savaient bien. Ils ont essayé d’éliminer les traditions fausses, celles par exemple pour lesquelles la chaîne des garants invoquée était manifestement impossible, mais ils ne prétendaient pas être arrivés à des certitudes. Aussi rapportent-ils à la file, sur un même sujet, les traditions contradictoires en citant leurs garants. C’est au lecteur de décider qui il entend croire. « Et Dieu est le plus savant », ajoutent-ils souvent. 83

On ne saurait plus clairement poser la question du rapport du récit à la vérité, question qui est celle de l’historien ou du croyant. Mais on ne saurait plus clairement non plus montrer que la vérité (à supposer qu’il y en ait une) relève d’un autre univers que celui de la littérature : elle ressortit au domaine de la métaphysique ou de la logique. Quand on sait quelle quantité de livres sur le monde arabo-musulman Aragon a compulsée lors de l’élaboration du Fou d’Elsa, on est incité à penser que le mode de récit des traditionnistes, son lien spécifique à l’historiographie, n’ont pu lui être indifférents. On peut même aller jusqu’à trouver une cohérence dans l’articulation entre le récit historiographique et l’égrènement des sources, des auteurs, à la manière des hadîth : la tension vers le discours de vérité historique est ainsi contrebalancée par le rappel de ce qu’il y a de provisoire dans les certitudes des écrivains et des historiens. Autrement dit, l’exigence de vérité est ajournée au profit d’une autre valeur : celle de la pertinence idéologique, laissée en libre appréciation à la lecture.

Dans cette mesure, le prologue du Fou d’Elsa a beau évoquer le mensonge (De quels mensonges s’écrit l’histoire…) ce qui pourrait laisser croire que le texte s’appuie sur une positivité qui serait celle du récit historique, on ne peut cependant l’y réduire. L’écriture rythmique, l’omniprésence de l’interrogation (… L’histoire, il s’agit bien de l’histoire, et Grenade, qu’est-elle à Chateaubriand ? que m’est-elle ?) empêchent justement la lecture du texte comme reproduction d’une vérité historique, et relancent le mouvement de rencontre et de création réciproque du sujet et de l’histoire.

Notes
75.

Beïda Chikhi, Littérature algérienne. Désir d’histoire et esthétique, chapitre VI, L’Harmattan, 1997, p. 146

76.

Idem, p. 146

77.

Le Fou d’Elsa, p. 17

78.

Ibid., p. 16

79.

Maxime Rodinson, Mahomet (1961), Point-Seuil, 1975, p. 361

80.

Idem.

81.

Ibidem, p. 68

82.

Ibid., p. 66

83.

Ibid., p. 66-67