3. Sous le cliché, le travail de transformation ou comment écrire la guerre.

De la même manière que l’écrivain écrit ce qui n’a jamais été écrit, invente ce qui n’a pas encore été inventé, la connaissance cherche à advenir à travers la pratique du langage : elle est toute en intermittences, en attentes et béances sur de l’inconnu. Le Chant Liminaire fait entendre assez clairement cette condition du sujet lorsque, prenant la parole, il crée la tension entre un temps passé, relié prosodiquement à l’enfermement ou l’enfouissement dans un fossé, et un présent suspendu dans l’indécision et l’ignorance du futur :

J’ai tout mon temps d’homme passé
Sans lendemain dans les fossés
Attendant une aube indécise
La mort à mes côtés assise
Enfant-roi du palais chassé
La veille où Grenade fut prise
J’ai vécu comme un insensé
Dans l’Alhambra des vents glacés
Les yeux défunts la lèvre grise
Jet d’eau qui murmure et se brise
Miroir par avance blessé
La veille où Grenade fut prise
Je suis une nuit dépensée
Qui cherche au matin ses pensées
Un joueur qui n’a plus sa mise
Déjà déchirant sa chemise
Qu’on vise un cœur déjà percé
La veille où Grenade fut prise.

À ce propos, on peut observer par exemple comment les participes présents s’associent à la valeur aspectuelle de l’inaccompli des verbes au présent (soulignés en caractères gras) pour dire le suspens, l’attente, relayés en cela par le complément circonstanciel : « sans lendemain ». Il faut dire que la composition ici joue sur la prosodie et la syntaxe. « J’ai vécu » est rappelé en écho par « Jet d’eau », qui lui est apposé, de telle sorte que les verbes murmurer et se briser peuvent se rapporter au « je ». Par l’apposition également la lecture de la première strophe admet des lectures multiples et complémentaires : « passé » s’attache aussi bien à l’auxiliaire « avoir » qu’au substantif  « temps » ou « homme » ; « Attendant » va avec « homme passé » ou « je » ou encore « la mort » et même « Enfant-roi », qui, lui-même, peut être apposé à « je »… L’absence de signe de ponctuation et ces possibilités de combinaison multiples font un texte fluide, avec des rebonds de signification. Cette composition, qui accompagne l’imminence annoncée par le refrain « La veille où Grenade fut prise », étire le moment présent, le fait durer, et par là dit le suspens de la conscience lié à l’attente ignorante des événements.

On aura saisi qu’un tel texte esquisse une pratique : littéralement son discours « fait » l’histoire, ce qui est tout autre chose que de consigner une histoire déjà faite. En effet dans une telle pratique la langue est prise à partie par une parole qui se constitue notamment contre les clichés qui cristallisent les idées reçues. Il est significatif que le surgissement de la guerre soit le moment vers lequel tend l’écriture - car l’ordre établi y est en crise - déstabilisée par la remise en question des certitudes idéologiques acquises, et la confrontation avec l’innommable. Faire l’histoire c’est donc faire advenir également cet innommable, ce que ne manque pas de suggérer le Prologue.

Tout d’abord, les clichés sont passés en revue. On peut repérer tout au long du prologue la reprise de termes consacrés par le discours historico-littéraire : el Rey Chico, le petit roi Boabdil, lâche, traître et assassin (p. 13), l’Enfant-Roi (p. 14)…Il s’agit de formules en quelque sorte fossilisées par l’usage, et que le texte questionne en soulignant leur parti-pris idéologique :

‘…l’idée me vint que toujours un roi vaincu doit-être lâche et traître quand ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. 84

Le verbe « devoir » particulièrement est accentué et marque sémantiquement la nécessité du lien entre être vaincu et jugé négativement par les vainqueurs. On ne peut que rappeler de ce fait la signification première du mot « légende », qui répond un peu plus loin à cette nécessité idéologique :  legenda > ce qui doit être lu  - c’est à dire ce qui doit être saisi et transmis du sens canonique ; le Grand Robert signale que le mot relève dans son premier usage de la pratique religieuse monacale, en désignant le récit hagiographique qui doit être lu quotidiennement. Il n’est pas anodin que cette étymologie soit réactivée vers la fin du prologue quand le cliché « obligé » de la légende est cité :

‘D’abord il y eut un temps de guerres qui ressemblaient à des tournois. Et c’est ainsi que va la légende, et qu’elle renaît pour Delrio, le héros d’Un amateur d’âmes : « Depuis la porte d’Elvire jusqu’à celle de Bivarambla, il voulait que tous les lieux […] s’animassent de dames morisques et de chevaliers sarrasins en jupons verts, manteaux rouges, éperons d’or… ». 85

La légende citée à comparaître confirme l’installation du cliché littéraire autant qu’historique au cœur de la mémoire ; surtout, l’arrêt sur image, presque caricatural avec ses couleurs d’Épinal, vert, rouge, or, confirme le fait que l’idéologie fige et cantonne la conscience, voire même neutralise les possibilités de comprendre le présent. Dans le même ordre d’idées, le bagage culturel scolaire, réduit à quelques allégorie signalées par leur majuscule : les cages de Louis XI, les Dragonnades, l’Histoire, alimente toute une digression sur l’incapacité humaine à comprendre l’histoire en dehors de ce qui a pu en être écrit, le plus souvent de manière réductrice :

‘Et ce monde qui est à nous, et son passé, tout y prend sa place paisible, et les cruautés, la barbarie incendiaire, les famines… chapitres de l’Histoire qu’innocemment l’écolier charrie avec lui […] je disais que tout cela où nous avons complicité, l’épicier du coin, ces dames du five o’clock, l’homme à manches de lustrine, et ces gens de charrue ou d’étable, moi-même, en un mot les Français, nous semble à jamais teinté de la douceur nôtre, oublieux des cages de Louis XI, du Palatinat ou des Dragonnades… Qui donc jamais en notre nom brûla les écoles ? Peut-on comparer à la Guerre Sainte des Musulmans notre guerre angevine ? 86

Ce parcours des clichés historiques propose en contrepoint un engagement spécifiquement littéraire : puisque c’est d’écriture et de mots, voire de stéréotypes, qu’il s’agit, ces derniers deviennent l’objet d’un travail, au sens où une action s’exerce sur eux, qui conduit à des modifications, et même à la production d’une force (par opposition à l’inertie installée par les lieux communs). La réactivation des mots se mesure notamment à la capacité du texte à les souligner, à les accentuer :

‘Ô nuit des invasions, de quels mots ces petits lingots bariolés furent-ils accueillis par les paysans wallons, comme je le fus […] par un garçon criant à sa mère : Les soudards ! Les soudards ! 87 Et comment cela se disait-il dans le mardj, le grand verger grenadin, quand surgissaient les cavaliers de Ferdinand ? ou les moudjâhidin du Zagal ? 88

Mais la question posée, « comment cela se disait-il ? », va plus loin ; elle concerne aussi bien la composition du texte, les correspondances entre les propositions, l’insertion même d’images traduites, ou de cris comme « Les soudards !». Ainsi en va-t-il du cheval au flanc percé qui rappelle étrangement le tableau de Picasso, Guernica : où l’on voit que le récit espagnol conduit au rappel de références à la guerre civile, comme l’annonçait déjà la mort de Federico Garcia Lorca :

‘Le cheval à la noria qu’il tourne, // la nâ’ourâ disaient les Maures,// apprendra le désastre de la flècheégarée dans son ventre. 89

Par les différents tirets de soulignement nous tentons de mettre en évidence que l’intérêt de la phrase ne réside pas seulement, loin de là, dans l’allusion à la peinture de Picasso. La mise en jeu du sens se fait aussi à partir d’un travail prosodique qui associe notamment le cheval à la noria (par le redoublement syllabique –al-a-la) et à la flèche (par le rappel du - l- et du - ch-), inventant un corps hybride, monstrueux, tout entier dans le travail de même que dans la souffrance et la destruction ; les accents portant sur le [r], parfois redoublé du [t] ou du [d] – apprendra/désastre/égarée/ventre – contribuent eux aussi à bâtir une vision de la guerre, en faisant se répondre le corps (le ventre), la destruction (le désastre), et la découverte (apprendra) brutale, surprenante après l’incise «la nâ’ourâ des Maures ». On comprend dès lors assez clairement la phrase programmatique du prologue :

‘Tout se mesure au territoire des vocables, au court chemin fait pour qu’ils changent… et dans le temps. 90

En effet, il s’agit bien de cheminer (par l’écriture mais aussi la lecture) d’un vocable à l’autre, selon des itinéraires propres, afin de transformer le discours d’histoire, c’est à dire produire la nouvelle histoire, constitutive du sujet. On retiendra en outre la circonstance temporelle « et dans le temps », qui affecte toute la phrase à défaut de pouvoir être rattachée exclusivement soit au verbe « se mesurer », soit au verbe « changer » : elle insiste sur l’historicité essentielle du texte, qui appartient au présent d’une conscience émergeant grâce à l’écriture et par elle : elle repousse toute velléité d’installer une vérité intangible, qui échapperait par définition au temps.

Notes
84.

Ibid., p. 13

85.

Ibid., p. 18

86.

Ibid., p. 18-19

87.

C’est nous qui soulignons : les soldats de plomb cités plus haut sont ainsi rappelés avec leur caractère suranné, confirmé par le vocable « soudards » qui ne s’emploie plus guère en français depuis le 18ème siècle, et dont le soulignement par la répétition crée avec force un décalage et une prise de conscience de la brutalité guerrière ; se trouvent ainsi reliées les guerres de « légende » et le présent, la guerre 39-45.

88.

Ibid., p. 18

89.

Ibid., p. 18

90.

Ibid., p. 18