Conclusion qui est aussi une introduction…

Au terme de ce parcours du prologue du Fou d’Elsa , une ligne de force émerge, une idée essentielle : c’est que l’histoire n’existe pas en tant que telle comme un réel préexistant à l’écriture. Au contraire, elle est ce que l’écriture constitue au moment de sa mise en pratique, dans la rencontre entre le langage (le territoire des vocables), l’idéologie et le désir du sujet. À ce titre la comparaison entre des œuvres de provenance différente, séparées par quelques années, ne peut plus passer pour arbitraire : autant un rapprochement thématique constitue une fausse piste, le « thème » étant une coquille vide, anhistorique, autant la comparaison des modalités d’écriture et de transformation du lieu commun semble à même de saisir ce qui s’écrit quand l’histoire s’écrit, quelle force se met là en mouvement, avec quels enjeux. C’est encore la comparaison qui seule peut rendre compte de l’identité de procédés rythmiques, par delà les limites convenues de la poésie métrique et de la prose : on a commencé à voir avec ce prologue à quel point la signification est dépendante d’une mise en relation aussi bien prosodique que sémantique. Cette intuition, qui est de la littérature en général, est ce qui permettra aussi de justifier la confrontation entre des œuvres algériennes et une œuvre française. Car l’écriture de l’histoire, poétique, butte dans tous les cas sur des obstacles semblables, liés à une partition idéaliste entre le réel et l’écriture mais aussi la prose et la poésie, où la poésie est disqualifiée pour prendre en charge l’histoire, et où la prose se voit dénier le statut poétique qui est quand même le sien. On sait ce qu’il en est de l’héritage du platonisme dans la littérature européenne. La relation identitaire entre écriture et Coran dans les pays musulmans conduit aux mêmes impasses. Dans Critique du rythme, Henri Meschonnic qui a longuement travaillé sur la traduction de l’hébreu pour l’Ancien Testament, et qui s’est intéressé de près aux langues sémitiques, relève ainsi les ambiguïtés laissées à la littérature arabo-musulmane : il évoque le « brouillage » des notions de poésie et de prose dans le Coran.

‘Le Coran est de la poésie et n’en est pas. Il est de la prose rimée et n’en est pas. La poésie est rimée. La prose peut l’être aussi. Le Coran n’est pas reconnu prose rimée parce que la rime n’y est pas obligatoire, comme dans la prose rimée de chancellerie. Mais il y a des rimes. […]. Il fallait sans doute d’autant plus différencier la Révélation qu’elle utilisait la même prose rimée-rythmée que les devins pré-islamiques. Il y a une rythmique, non une métrique du Coran.’ ‘Le Coran installe une poétique négative, et une poétique aussi de la dénégation, l’impossibilité d’une poétique historique des discours, par l’intervention du barrage divin, de l’inimitable et de l’incréé, qui s’est prolongé en politique du sacré de la langue. 91

Comment l’écrivain échappe-t-il à ces blocages, comment les surmonte-t-il ? Par quel travail sa parole parvient-elle à transformer non seulement le langage mais aussi l’idée qu’on s’en fait ? Ce sont ces questions qui autorisent la comparaison, bien plus que la proximité culturelle d’Assia Djebar ou Rachid Boudjedra, l’une n’écrivant qu’en français, l’autre alternativement en français et en arabe, parlant à l’intérieur de la culture algérienne, alors qu’ils sont aussi au dehors, par rapport à Aragon écrivant strictement dans sa langue maternelle et tentant une plongée dans la culture arabe sans jamais quitter la sienne, française.

Une telle approche suppose des outils théoriques précis, et une discussion autour d’eux. Il s’agit bien de la langue écrite, notamment dans ses aspects linguistiques et accentuels. Il s’agit aussi de la façon dont le texte se réfère à la culture, tout en participant d’elle, ce qui conduit à ré-envisager la notion d’intertextualité. Enfin, on ne peut éviter d’y aborder un débat qui traverse aussi le discours historique et qui porte sur les valeurs qu’il véhicule. Ce sera l’objet de la seconde partie de ce travail.

Notes
91.

Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Verdier, 1982, p. 464