Deuxième partie : Approches théoriques

Introduction

Il a été clairement annoncé dès le début de ce travail que le Prologue du Fou d’Elsa en dévoilant sa propre pratique d’écriture pouvait servir de guide à une étude comparée. Nous en avons commencé l’étude par le jeu quasi parodique d’une question : où est l’origine ? Nous pourrions par le même jeu parodique produire en écho la question récurrente puis finale de La Prise de Gibraltar : « Où donc est l’issue ? ». Ces questions sont stratégiques, non seulement parce qu’elles encadrent les deux œuvres citées en marquant un enjeu existentiel, mais aussi parce qu’à leur manière, qui est littéraire, elles délimitent un champ de connaissance. L’idée de la délimitation pourrait sembler ici contradictoire : ces deux questions sont ouvertes, et n’appellent pas vraiment de réponse ; elles prennent à revers les relations supposées du texte avec le temps et le réel, en suggérant l’absence de ces derniers en tant que « en-dehors » de l’œuvre. Mais justement elles balisent la lecture dans la mesure où elles instituent un dire du temps. Que ce dire soit l’histoire, portée par l’œuvre littéraire, nous le montrerons précisément dans un chapitre à venir. Mais il faut commencer par saisir quelle conception poétique autorise une telle lecture ; et bien sûr en passer par une tentative de définition du sujet d’un tel « dire ». Là encore le Prologue permet d’introduire problématiquement la question , en articulant ses propositions sur un « je » qui se dérobe et ne s’identifie pas à l’écrivain, ni à l’énonciateur, comme le suggère le dédoublement en « cet homme-là » :

‘J’ouvre ici seulement le rideau sur un univers où l’on m’accusera peut-être de fuir le temps et les conditions de l’homme que je suis. C’est peut-être de cet homme-là que je sais ce que de moi l’on ignore… 1

En guise d’entrée en matière il ne nous semble pas inutile de rappeler comment le substantif « poétique » peut se lire, étant donné l’implication majeure de la définition à laquelle on s’attache dès qu’il s’agit d’analyser et de critiquer le texte littéraire. Paul Valéry – on voit que l’approche n’est pas nouvelle – a proposé sur ce terme de poétique un éclairage étymologique déterminant pour le développement ultérieur de la théorie littéraire dans la leçon d’ouverture de son cours de poétique au Collège de France en 1937. Écartant l’ancienne définition qui liait le mot à un traité de versification, il dit :

‘…et le mot « Poétique » n’éveille guère plus que l’idée de prescriptions gênantes et surannées. J’ai donc cru pouvoir le reprendre dans un sens qui regarde à l’étymologie, sans oser cependant le prononcer Poïétique, dont la physiologie se sert quand elle parle de fonctions hépatopoïétiques ou galactopoïétiques. Mais c’est enfin la notion toute simple de faire que je voulais exprimer. Le faire, le poïen, dont je veux m’occuper, est celui qui s’achève en quelque œuvre et que je viendrai à restreindre bientôt à ce genre d’œuvres qu’on est convenu d’appeler œuvres de l’esprit. 92

Approfondissant un peu plus loin cette re-définition, Valéry en vient à mettre l’accent sur la notion de production de l’œuvre d’une part, sur celle de production de la valeur de cette dernière d’autre part,  par ceux qui ont connu, goûté l’œuvre produite, […], assuré la transmission, la conservation, la vie ultérieure (p. 1343). Autant dire qu’à chaque opération, d’écriture ou de lecture, la poétique est associée à la notion de pratique et d’action. Là s’arrête cependant la référence, qui nous semble valable, à la théorie littéraire selon Paul Valéry. En effet ce dernier, poussant les implications de sa métaphore économique (laquelle s’est banalisée au point qu’on la manie encore à l’heure actuelle dès qu’on évoque les productions littéraires, sans plus y voir sa motivation première) jusqu’à définir l’œuvre comme un « objet », aboutit à séparer ce dernier (en tant que produit langagier) de toute subjectivité ou valeur construite par un discours. Il postule même que le texte en lui-même, en dehors de l’acte de l’écrire ou de le lire, bascule dans l’insignifiance :

‘Nous regardons alors une œuvre comme un objet, purement objet, c’est à dire sans rien y mettre de nous-mêmes que ce qui se peut appliquer indistinctement à tous les objets : attitude qui se marque assez par l’absence de toute production de valeur.’ ‘Que pouvons-nous sur cet objet qui, cette fois, ne peut rien sur nous ? Mais nous pouvons sur lui. Nous pouvons le mesurer selon sa nature, spatiale ou temporelle, compter les mots d’un texte ou les syllabes d’un vers ; constater que tel livre a paru à telle époque ; […]. Nous pouvons relever que tel raisonnement est un paralogisme ; que ce sonnet est incorrect ; que le dessin de ce bras est un défi à l’anatomie, et tel emploi de mots, insolite. Tout ceci est le résultat d’opérations qu’on peut assimiler à des opérations purement matérielles, puisqu’elles reviennent à des manières de superposition de l’œuvre, ou de fragments de l’œuvre, à quelques modèles.[…]’ ‘Tout ce que j’ai dit jusqu’ici se resserre en ces quelques mots : l’œuvre de l’esprit n’existe qu’en acte. Hors de cet acte, ce qui demeure n’est qu’un objet qui n’offre avec l’esprit aucune relation particulière. 93

Cette approche retire du texte écrit ce qui en fait la signification, c’est à dire l’assemblage et l’interférence entre les éléments, qu’elle réduit à une simple juxtaposition, par exemple des mots ou des vers. De plus elle transfère la valeur à la seule inspiration interne à l’écrivain ou à l’interprétation interne au lecteur, ce qui suppose un a priori au moins idéaliste, voire solipsiste, pour reprendre les termes de la critique de Meschonnic, dans Critique du rythme 94 . Ainsi, elle nie que la subjectivité soit le texte lui-même.

Ce rappel d’une position ancienne – qui a néanmoins introduit en France les premiers fondements d’une analyse formaliste du texte littéraire – a pour nous le double objectif de signaler la nécessité de clarifier la « tradition » dans laquelle se situe toute critique du texte et d’oser des prises de position, dans la mesure du possible : ainsi de saisir la pratique de l’écriture et la pratique de la lecture qui s’ensuit, en se maintenant au plus près de la matérialité du texte (et donc à l’écart d’une conception idéalisée du sens), conformément à la définition de la poétique. Il va sans dire que la tâche est rude dans le contexte d’éclatement des courants dont la critique universitaire est traversée ; elle suppose une capacité de synthèse et de réflexion dialectique qui exige beaucoup, au risque final de nous détourner de notre objet principal, l’étude des textes eux-mêmes. Pourtant est en jeu la cohérence d’ensemble du travail, qui demande qu’on tente au moins d’éclairer ses propres présupposés, leur arrière-plan idéologique, et qu’on repère ses propres contradictions quand elles se présentent. En conséquence, et bien que le propos de ce travail ne soit pas exclusivement axé sur la réflexion théorique, il tente cependant de prendre position par rapport à cette dernière. En effet, il nous semble essentiel de dégager l’approche des œuvres d’un certain éclectisme qui, sous couvert d’échapper au sectarisme, finit par laisser de côté la nécessaire justification des postulats auxquels on s’attache.

On peut repérer cette inconséquence dans des travaux qui pourtant s’intéressent de près à la « fabrique » du texte et tentent donc de rendre compte de la matérialité de ce dernier, ce qui ne va pas de soi et suppose une méthode. Ainsi la thèse de troisième cycle récente de Isaac-Célestin Tchého, Les paradigmes de l’écriture dans dix œuvres romanesques maghrébines de langue française des années 70 et 80 95 , a pour optique de lire les œuvres annoncées comme des ateliers d’écriture, ce qui offre à première vue un moyen d’étudier la pratique même des écrivains. Comme le résume l’auteur dans l’article qu’il a tiré de sa thèse :

‘Le premier chapitre clarifie d’abord le concept d’atelier de travail emprunté à Khatibi, d’atelier d’écriture élaboré dans un autre contexte par Anne Roche : espace de créativité par définition, « tel qu’il s’annonce et s’énonce » dans les relais complexes entre le dictant, le scripteur, le premier lecteur (du texte en cours de création ) et tout lecteur intervenant après coup. 96

Sur cette hypothèse de travail, l’auteur procède à un examen de différentes approches théoriques, afin, semble-t-il, de se situer par rapport à elles : notre synthèse, malgré sa grossièreté, aidera peut-être à justifier l’esprit de notre approche méthodologique 97 . Passons sur le fait que I.C. Tchého souligne lui-même le caractère insuffisant de cet examen, mais il est assez symptomatique de ce qui va suivre. En l’espace de trois pages, il dresse un catalogue des courants qui traversent la critique littéraire, courant sociologique, psychanalytique, thématique, idéologique, structuraliste et formaliste… et les réfute ou les laisse de côté non lors d’une remise en cause de leurs postulats, mais sur la seule affirmation empruntée à Genette :

‘A toutes fins utiles, nous pouvons transférer entièrement à l’objectivité la limite reconnue au discours critique en général par Genette. Ce dernier affirme avec justesse que « le discours critique, non plus qu’un autre, ne saurait tout dire à la fois ». 98

La citation de Genette est censée ici légitimer une élision ; à la place de discuter tel ou tel courant, on les réunit tous dans le même rejet. S’il peut être valable de dénier aux systèmes critiques une prétention à dire la totalité objectivement, ce qui les fait abandonner l’idée d’une spécificité littéraire – réfutation qui a déjà été maintes fois adressée notamment à l’idéologie structuraliste – la démonstration néanmoins ne peut s’arrêter là. Si la visée est trop large, encore faut-il donner la mesure de ce « trop » ; si l’angle de vue n’est pas pertinent, encore faut-il critiquer précisément sa non pertinence : par exemple discuter le statut de la « réalité » dans la critique sociologique et/ou thématique, ou définir les impasses éventuelles du discours marxiste dans la critique idéologique…

I.C. Tchého quant à lui se contente d’opposer terme à terme  « l’impersonnalité, l’objectivité » (p. 38) [des préceptes manipulés par les théoriciens dans les courants pré-cités] et « l’intuition », « la sensibilité littéraire » (p. 39). Par une pirouette inacceptable sur le plan théorique justement, la « sensibilité littéraire » (du critique), est présentée comme « innée » :

‘Grâce à la sensibilité littéraire (qui est innée, encore une fois), le lecteur réagit presque au degré zéro devant un texte. Ensuite interviennent telles ou telles théories critiques qui stimulent ses facultés cognitives pour mettre en système, donc expliquer avec méthode, la saisie du texte. 99

On comprend bien que l’argument d’une innéité de la sensibilité littéraire annule toute tentative de discussion : cette innéité est déjà là ou absente ( va-t-on juger de la validité d’une critique suivant que le critique est doué ou non, et qui en jugera, avec quels dons ?), il n’y a pas grand-chose à en dire d’autre. Plus sérieusement, une telle affirmation conduit à détourner le sens des citations qui sont pourtant produites en guise de garantie ; les propos suivants de Charles Bonn par exemple semblent utilisés hors de leur contexte :

‘Il n’existe pas de discours critique valable sans une implication personnelle de celui qui pratique l’analyse. Le sujet non concerné par l’objet de son dire n’existe pas.  100 ( à préciser)’

S’il est en fait question du lien essentiel entre une théorie et la prise de position de son auteur, c’est une autre manière d’affirmer - ce qui a déjà été démontré – que l’observateur est inclus dans son système d’observation, et même qu’il contribue par sa seule présence à modifier quelque peu le phénomène qu’il observe, y compris d’ailleurs quand sa recherche est d’ordre scientifique et manifeste apparemment la plus grande objectivité. Remplacer cette condition intrinsèque à l’expérience humaine par l’opinion faussement définitive d’une sensibilité innée, c’est finalement renoncer à défendre une argumentation critique, et même peut-être abandonner l’effort de recherche et de remise en question de ses propres principes de réflexion. Ce n’est en tout cas pas commencer à réfléchir sur ce que pourrait être la subjectivité en matière de littérature, qu’on se place du côté de l’écriture ou de la lecture. On repère dans la position affichée par I.C. Tchého en fait une conception herméneutique qui ne dit pas son nom, ou qui s’ignore éventuellement elle-même… Autant disserter à l’infini sur ses « impressions de lecture » ! Il y a là une dérive vers ce que Michel de Certeau, travaillant à penser la discipline historique, traitait de dogmatisme :

‘…en histoire comme ailleurs, une pratique sans théorie verse nécessairement, un jour ou l’autre, dans le dogmatisme des « valeurs éternelles » ou dans l’apologie d’un « intemporel ». 101

La lecture, non plus que l’écriture, ne sont des pratiques spontanées, formalisées après coup par ce qui serait un artifice théorique. Ce sont des pratiques cognitives qui mettent en jeu à tout moment et simultanément du savoir, de l’idéologie, de l’inconscient et un travail de réflexion sur ces derniers. Que cet ensemble ne soit pas désincarné, qu’il repose sur un sujet dont la subjectivité justement se manifeste dans ce travail, c’est ce que nous cherchons à comprendre et à étudier. Une telle étude d’ailleurs demande un effort important de mise à distance de ses propres présupposés, de questionnement de ses propres sous-entendus, dans la mesure où il faut parvenir à ne pas confondre l’œuvre elle-même avec ce qu’on aimerait pouvoir en dire ni perdre de vue qu’on est justement inclus dans son propre système d’observation… Nous voulons bien retenir seulement que la lecture est elle-même une construction, mais une construction dès le départ, sûrement pas après coup (c’est à dire après on ne sait quelle réaction d’une sensibilité littéraire brute et quasi génétique). Ainsi le choix d’une position critique quand bien même elle serait affiliée à un courant existant ne nous semble pas relever d’une allégeance superflue, mais de la nécessité d’expliciter les assises de la lecture qu’on produit.

Notes
1.

Ibid., p. 17

92.

Paul Valéry, Variétés V, Théorie poétique et esthétique, Œuvres complètes tome I, Pléiade, Gallimard, 1957, p. 1342

93.

Idem, p. 1348-1349

94.

Ibid., p. 278-279

95.

Tchého Isaac-Célestin, Idem, Thèse de doctorat, sous la direction de Charles Bonn, Université Paris XIII, 1999

96.

Ibidem., « Le texte littéraire maghrébin de langue française comme atelier de créativité », in Horizons Maghrébins

97.

Idem, Thèse de doctorat…, p. 38

98.

Ibid., p. 38

99.

Ibid., p. 39

100.

Cité par C. I. Tchého, Charles Bonn, « Questions à propos de la critique sur la littérature maghrébine », Sindbad, Rabat, n°48 – Déc. 1995 – pp. 22-27, p. 39

101.

Cité par Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Belin, 1996 – Michel de Certeau, « L’opération historique », in J. Le Goff et P. Nora (dir.), Faire de l’histoire, Gallimard, 1974