Chapitre I : De la subjectivité littéraire et du rapport à la culture.

L’idée que le texte ne se résume pas à une re-présentation de ce qui serait déjà donné, l’histoire, la réalité, qu’il n’en est pas un simple écho ou une traduction n’est pas nouvelle dans le champ de la critique littéraire. À la suite des formalistes russes et des travaux de la linguistique, la sémiologie en France depuis une quarantaine d’années a montré qu’on pouvait considérer qu’il y a une auto-référentialité du texte littéraire, lequel existe dans et par son travail sur le langage, et crée sa propre temporalité. Il n’est peut-être pas inutile de souligner qu’un écrivain comme Aragon, plongé dans l’analyse de sa propre pratique comme en témoignent ses écrits critiques dès les années trente, pressentait déjà cette conception de la littérarité, avant l’élaboration universitaire qui s’est développée dans les années soixante. Ce constat est le premier jalon dans la série des justifications théoriques du présent travail. Nous reprenons à notre compte l’affirmation qu’a faite Henri Meschonnic tout au long de ses écrits critiques, depuis Pour la poétique ( I et II), publiés chez Gallimard respectivement en 1970 et 1973 jusqu’à par exemple Le rythme et la lumière. Avec Pierre Soulages, publié chez Odile Jacob en septembre 2000, à savoir que la réflexion sur le travail littéraire, ou artistique, doit partir d’une pratique, celle-là même que les écrivains et les artistes explicitent. Par exemple, dès le début de Pour la poétique II se trouve affirmée l’autorité des écrivains dans la définition de l’acte d’écrire :

‘Une théorie, fragmentaire, inachevée comme l’écriture même, de l’écriture, ne peut se faire, n’a été faite (voyez Baudelaire, Hugo, T. S. Eliot, Brecht, etc.) que par ceux qui en faisaient la pratique. 102

Mettre en avant la notion de pratique revient déjà à situer l’angle de cette réflexion : il s’agit d’un choix délibéré d’observer l’écriture en elle-même, c’est à dire comme un faire, une fabrique, une mise enmouvement – et de se garantir contre un jugement a priori, au nom d’un canon esthétique forcément déjà établi. Pour reprendre les termes de Meschonnic, termes qu’il emprunte en définitive aux écrivains et aux peintres qu’il étudie, le postulat de cette lecture est que l’artiste invent[e] du visible, que l’écrivain écri[t] ce qu’on n’a jamais pensé, que le peintre pein[t] ce qu’on n’a jamais vu 103 , autrement dit que l’artiste ne sait pas déjà où il veut en venir, puisqu’il est en train précisément de le faire advenir…dans une pratique de transformation et de surgissement. Le peintre Pierre Soulages sur la peinture duquel Henri Meschonnic s’est penché dit en substance la même chose en citant le troubadour Guillaume IX :

‘…Je ne suis pas quelqu’un qui vise à la beauté éternelle, absolue. Pour moi, la peinture est d’abord une pratique, après j’essaye de comprendre. En vous disant ça, je répète ce que d’autres, il y a bien longtemps, ont déjà dit, par exemple à la fin du 11ième siècle, Guillaume IX, duc d’Aquitaine et l’un des premiers troubadours. Celui-ci a écrit un poème qui est une véritable profession de foi esthétique : « Je ferai un poème sur le pur néant. Il ne sera ni sur moi, ni sur quelqu’un d’autre, ni sur l’amour, ni sur la jeunesse, ni sur rien d’autre. Il m’est venu en dormant sur un cheval…et je n’y peux rien si j’ai été une nuit enfadé (c’est à dire ensorcelé par une fée) sur une haute montagne… ». Et puis, vers la fin, il dit : « Le poème est fait, je ne sais sur quoi, je le transmettrai à celui qui le transmettra à quelqu’un d’autre, là-bas vers l’Anjou, pour qu’il me transmette de son étui la contre-clé ». C’est à dire la seconde clé qui sert à ouvrir.  104

Cette prise de position conditionne la lecture : lire ce sera découvrir et comprendre, donner la « contre-clé », ce ne sera pas seulement retrouver ou traduire ce qu’on sait déjà. En matière de littérature francophone, notamment à propos de littérature algérienne et des écrivains qui nous intéressent ici, cette conception et du texte et de la lecture nous semble le mieux à même de les sortir de l’enclave, puisqu’elle traite toute œuvre en tant que travail à l’intérieur d’une langue et d’une idéologie : elle ne se fonde pas sur la délimitation préalable d’une appartenance nationale pour décréter que le produit est conforme ou non. Enfin, comme tout mouvement crée une temporalité à laquelle il sert de référence, l’étude de la pratique de l’écriture et de sa dimension historique essentielle permet peut-être d’éviter l’écueil d’une critique qui considère la littérature comme un ensemble d’universaux, arrêtés une fois pour toutes, et défini après coup comme la littérature elle-même.

Là encore, la réflexion d’Aragon dès l’époque du surréalisme a lancé bien des pistes, reprises ensuite dans la théorie littéraire. Ce n’est pas par hasard que Meschonnic cite le Traité du Style et va jusqu’à s’approprier le discrédit qu’Aragon faisait peser en ce temps sur la notion de littérature comprise comme le domaine de la répétition idéologique :

‘Tout le monde croyait jadis écrire en vers, c’est facile mon bonnet rime avec petit déjeuner, et maintenant tout le monde, après avoir dit un poème dada, rien de plus simple, tenez seau à charbon bonbons confiture, s’écrie le surréalisme j’en suis : les cuisses des horizontales obsolètes…(car ces acrobates trouvent le surréalisme un peu bordel). Mais sans aller à ces naïfs extrêmes, je rencontre mille intermédiaires qui ont plus ou moins saisi le truc. Ils sont de bonne foi, ils défendent le surréalisme. En d’autres temps ils eussent été des verlainiens, des mussettistes. Ils écrivent donc n’importe comment, c’est-à-dire suivant leur pouvoir, c’est-à-dire mal, ils écrivent. Du surréalisme, ça ? Vous voulez rire, mais chacun s’y trompe. Voilà la littérature réinstallée. 105

La « littérature » est à comprendre ici comme l’espace figé du lieu commun, ou de l’écriture intentionnelle, qui consiste par exemple à faire « du » Musset, ou « du » Verlaine. Ce qui est passionnant dans la critique radicale que mène Aragon dès cette époque, c’est qu’il introduit une autre définition de la création littéraire, laquelle passe par le mouvement :

‘Tout au contraire [par rapport à la « littérature réinstallée » citée plus haut] dans l’expérience surréaliste proprement dite, tout se passe comme si la courbe d’un mobile, duquel nous ne savons rien, s’inscrivait. Au nom de quoi, discuteriez-vous les variations de cette courbe ? Ses hauts, ses bas, ses interruptions valent par ce qu’ils expriment d’inconnu. Cet inconnu, c’est à sa quête que ceux qui poursuivent l’expérience se sont lancés. Les matériaux qu’ils accumulent, ou qu’ils accumulaient s’ils avaient toujours conscience d’une tentative de laquelle tout veut les détourner, valent essentiellement les uns par les autres. Ce sont les éléments d’une hypothèse future, les monuments d’une hypothèse passée. Ils méritent, ils exigent quelque sévérité, le refus de considérer comme leurs partis des falsifications plus ou moins habiles. Et parmi eux il faut écarter les inutiles redites de faits déjà établis. J’appelle bien écrit ce qui ne fait pas double emploi. 106

On aura remarqué au passage les termes de quête et d’expérience à poursuivre, on aura surtout observé la métaphorisation du mouvement de l’écriture comme trajectoire d’un mobile sujet de sa propre action ( comme si la courbe d’un mobile, duquel nous ne savons rien , s’inscrivait 107 ) ce qui montre au-delà de la conception dynamique de l’écriture que l’écrivain est traversé par sa propre pratique, mais qu’il ne la dirige pas par une intentionnalité préconçue. Là se trouvent énoncés un principe d’action et une garantie contre la littérature qui fait double emploi. Là également se trouve énoncée l’historicité de l’écriture, tendue entre deux moments : la formulation d’une hypothèse future, nous signale que le sens est à construire et à venir ; la mémoire d’une hypothèse passée, devenue « monument » c’est à dire à la fois un témoin mais aussi une forme révolue, nous montre ce que la pratique de l’écriture s’attelle à dépasser. D’ailleurs le Traité du style revient à plusieurs reprises sur la nécessité de ce dépassement qui se fait dans l’effort et la violence ; on en voit un exemple imagé dans le passage suivant :

‘J’ai présenté la cosse des fèves à Cléopâtre : cette reine ne savait plus où se mettre. Ah les hortensias n’ont pas fait longtemps bonne figure devant un poil de rat, cette splendeur. Confrontations inénarrables. J’ai joui de la confusion du cygne devant la truffe. Mon vocabulaire s’en ressent. Je parle un langage de décombres où voisinent les soleils et les plâtras. 108

À travers les mots ce sont les catégories thématiques qui sont remises en cause : le voisinage forcé des fleurs avec le poil de rat, ou de la reine d’Egypte avec un légume opère avec humour la destruction des lieux communs, condition d’une écriture qui découvre de l’inédit. Mais on ne s’arrêtera pas à ce seul résultat, tant la notion de « monument d’une hypothèse passée », nous rappelle que l’écriture littéraire se caractérise par le dépassement : ainsi, toute découverte s’apprête, dans cette conception, à devenir le futur lieu commun qu’il faudra à nouveau déconstruire et transformer.

On voit que le problème ainsi posé oblige à une confrontation de plusieurs dimensions : la dimension idéologique et philosophique inhérente à l’œuvre, mais aussi celle qui détermine la pratique de lecture critique, mesurée à la dimension de l’écriture et ses procédés spécifiques. Aussi, avant d’expliciter quelles sont les démarches de la critique poétique mais aussi de la pratique institutionnelle baptisée « littérature comparée » dans laquelle notre réflexion s’inscrit, nous semble-t-il nécessaire de préciser quelques choix quant à la définition du sujet dans le texte.

Notes
102.

Henri Meschonnic, Pour la poétique II. Épistémologie de l’écriture - Poétique de la traduction, Le Chemin, NRF-Gallimard, 1973, p. 22

103.

Henri Meschonnic, Le rythme et la lumière, avec Pierre Soulages, Odile Jacob, 2000

104.

Pierre Soulages, « la peinture au présent », interview par Catherine Millet, Art-Press, février 1980, cité par Meschonnic in Le rythme et la lumière, p. 29

105.

Aragon, Traité du style, 1928, L’Imaginaire, Gallimard, 1983, p. 194-195

106.

Idem, p.195-196

107.

C’est nous qui soulignons et l’ignorance affichée de l’écrivain et du lecteur, et la voix active du verbe qui suppose l’autonomie du « mobile ».

108.

Ibid., p. 177 ( C’est nous qui soulignons.)