1. De l’auteur au discours.

A. Un « je » multiple

Il faut entendre ce que disent les écrivains de leur « être-là » dans l’écriture pour commencer à toucher de près la question du sujet. D’Aragon à Assia Djebar le témoignage de l’expérience permet un parcours de cette question.

Assia Djebar, d’abord, part de l’expérience limite du silence imposé aux femmes berbères (double silence, de la langue berbère niée par la culture officielle, de la parole féminine bâillonnée) pour en faire un modèle de sa condition d’écrivain :

‘Parole, chant, et écriture : que serait notre « inspiration » si elle n’allait pas à la recherche de cette bouche obscure, si elle n’allait pas boire au flux souterrain de la mémoire anonyme des paroles invisibles, fondues, imperceptibles parfois… cris étouffés soudain fixés, parole et silence qui se mêlent, tout au bord de la dilution ! 109

Cette parole passe par l’écrivain, mais elle le dépasse largement : la « mémoire anonyme » touche à ce que le texte qui s’écrit peut contenir d’universel, en charge de la subjectivité du groupe. L’écrivain ici se décentre. Ce n’est pas la personne en tant que telle, mais un sujet plus vaste et difficile à saisir, qu’Assia Djebar nomme « bouche obscure » : cette dernière est insituable, non localisée, elle ne se repère qu’à la manifestation de son dire. Une idée assez semblable avait été formulée dans un tout autre contexte par Aragon :

‘Je ne me mets pas en scène. Mais la première personne du singulier exprime pour moi tout le concret de l’homme. Toute métaphysique est à la première personne du singulier. Toute poésie aussi. La seconde personne c’est encore la première. 110

Ce qui fait converger l’intuition surréaliste chez Aragon et l’expérience culturelle chez Assia Djebar, c’est la découverte que l’écriture traverse l’histoire aussi bien au moment de l’énonciation que dans les ré-énonciations successives que seront les lectures. Ainsi l’auteur se trouve-t-il mis hors de la place qui lui était assignée par la tradition : l’acte de dire « je » ne renvoie pas à l’expression d’un moi conscient, ou d’un individu historiquement situé et délimité. Aragon et Assia Djebar fondent leur énoncé sur un sujet beaucoup plus vaste, non réductible à un individu. Autant on peut suivre à la trace ce sujet dans la continuité de sa constitution écrite, autant l’écrivain-individu apparaît ici comme une intermittence, une présence-absence qu’on ne peut identifier à sa parole. C’est ce qu’Assia Djebar affirme dans ce qui n’est pas un paradoxe :

‘J’écris, avais-je répondu, j’écris à force de me taire ! Ce qui voudrait dire ici que je ne sais pas vraiment si je suis, disons, une francophone voice. Car je ressens de plus en plus que je ne peux pas être, et surtout pas , « une voix », puisque, entre deux livres publiés, je me tais, je m’entête à me taire, et presque à m’enterrer vocalement. Alors justement, mon écriture sort, surgit, coule soudain ou par moments explose.  111

Ainsi posée la question du sujet de l’écriture, ce dernier apparaît comme engendré par l’écriture à chaque instant, et il n’a plus rien à voir avec une intériorité distincte individuée, encore moins un écrivain. Pourtant le débat dans la théorie critique n’est pas clos sur cette question, comme on va le voir.

Notes
109.

Assia Djebar, « Discours de réception du prix de la Paix 2000 décerné par les Editeurs et Libraires allemands », Francfort , IVème partie, source : remue.net

110.

Aragon, « Avis », La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.25 – cité par Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1982, p. 86

111.

Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999, p.25