B. Et l’auteur maghrébin ?

Un des signaux qui nous renseignent sur l’actualité d’un retour de la critique sur la notion d’auteur est le titre qui a lancé  la première publication du CICLIM (Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines), la question : Qu’est-ce qu’un auteur maghrébin ? 112

D’une part la formulation « auteur maghrébin », avec ce qu’elle suppose de relation métonymique à des textes et à une culture, prend acte du retour de la notion d’auteur dans le champ de l’analyse littéraire. D’autre part la préoccupation de la culture autre (la maghrébine), problématique, plus ou moins accessible au lecteur étranger à cette culture, permet d’emblée de renvoyer à une autre question fondamentale pour la littérature comparée : quel lecteur le texte suscite-t-il ? Or cette question cruciale est aussi au cœur de la réflexion critique sur la littérature en général.

Tour à tour, les trois premiers articles de la revue précitée envisagent la définition de l’auteur et parviennent à l’évaluation commune d’une délimitation impossible. Marc Gontard par exemple signale dès le début de son développement l’impossibilité  d’une définition intrinsèque, hors la référence simpliste à la nationalité des écrivains :

‘Au-delà de ce critère de nationalité dont l’évidence frise la tautologie, tout devient idéologique et l’appartenance à une communauté supposée d’auteurs maghrébins dépend surtout d’une reconnaissance interne due à l’engagement politique ou culturel des individus. 113

De façon logique il évoque le cas d’Albert Camus, par exemple, toujours situé du côté de la littérature française bien que né en Algérie, et montre comment ce classement « national » conduit littéralement à ne pas lire dans son œuvre la moindre dimension culturelle algérienne. Fait écho à ce constat la difficulté  à « classer » la littérature issue de l’immigration maghrébine en France ou ailleurs, dont parle Guy Dugas dans son article « Et si la littérature maghrébine n’existait pas ? ». En effet, après un court récit autobiographique ramenant à une controverse avec Jean Déjeux, lequel ne posait pas vraiment la question de la définition des auteurs, Guy Dugas passe en revue l’émergence historique des littératures maghrébines de langue française pour conclure avec Salman Rushdie à la non pertinence de leur classement en un seul corpus :

‘On peut donc aisément appliquer à la littérature maghrébine les griefs que Salman Rushdie formule à l’encontre de ce que les Anglo-saxons nomment « Commonwealth literature » : non seulement cette catégorisation , qui emprunte au concept de littérature nationale, prééminent en Occident, constitue « un véritable ghetto d’exclusion […] ségrégationniste aux plans géographique, nationaliste et peut-être raciste » mais de plus elle entraîne  « une mentalité de ghetto parmi certains de ses occupants […] et peut parfois conduire à une lecture limitée et trompeuse de certains auteurs » ( Rushdie Salman, « la littérature du Commonwealth n’existe pas », in Imaginary homelands, Londres, Granta). Retour à la sempiternelle question des étiquettes : tout auteur aspire à être écrivain avant d’accepter d’être plus restrictivement étiqueté « maghrébin », « judéo-maghrébin », « beur », ou que sais-je encore… 114

On peut regretter cependant que la présentation du problème élude ainsi l’enjeu même de la question. Remplacer le singulier par le pluriel (les littératures maghrébines), certes ; plaider la cause de l’écrivain, soit… mais dans les deux cas on constate surtout un glissement synonymique de l’« auteur » à l’« écrivain », notions pourtant distinctes dont la différenciation seule peut permettre de commencer à réfléchir sur l’identité du texte, ce qui nous semble jusqu’à preuve du contraire l’objet principal de l’étude littéraire. Marc Gontard cependant situe plus clairement la définition introuvable en la plaçant du côté de la langue d’écriture :

‘Quel est l’enjeu d’un tel débat ? C’est évidemment la question de la langue, que les partisans de l’identité-racine lient de manière exclusive à celle de l’identité. Pour eux, l’appellation « littérature maghrébine de langue française » introduit une contradiction dans les termes, d’où les tentatives rhétoriques d’évitement du problème. Posons plutôt, comme je l’ai dit plus haut, que c’est précisément la co-présence de deux ou plusieurs langues de l’interlecte littéraire qui définit une littérature francophone, symptôme d’une identité plurielle, sinon métisse. 115

En mettant l’accent sur le métissage linguistique, en effet, Marc Gontard ramène la réflexion sur le texte produit. Mais il évacue un peu plus loin la question de l’auteur pour s’arrêter seulement à celle d’écrivain. De la sorte, il évoque l’individu humain ayant écrit à un moment donné de l’histoire, mais laisse à l’écart la présence supposée dans l’œuvre, de l’auteur. La nuance est de taille : elle permet de n’envisager finalement le problème que sous l’angle sociologique, et d’abandonner la définition d’une littérature maghrébine.

Il nous semble que l’article de Christiane Chaulet-Achour, dans la même revue, fait quelques propositions plus constructives. Certes, elle reprend à son compte une des conclusions des articles précédents :

‘Des écrivains existent : « l’auteur maghrébin » n’existe pas : sans référence juridique, sans référence ethnique viable, c’est une étiquette vide de sens. 116

En cela, rien de nouveau ; mais elle prend soin d’interroger la notion même de nationalité à partir de ce que certains écrivains ont pu en dire. Après avoir défini un  substrat commun  composant la maghrébinité des œuvres : référence à la  civilisation arabo-musulmane , la culture berbéro-maghrébine et l’histoire conflictuelle et interculturelle France-Maghreb   (p. 17), elle met en évidence le caractère abstrait et trop général d’un tel substrat. C’est la raison pour laquelle elle choisit de souligner dans les témoignages des écrivains qu’elle cite d’une part la libre acceptation d’une identité plurielle non réductible à la nationalité, d’autre part la spécificité de leur travail d’écriture sur la nationalité :

‘Écrivains algériens donc ceux dont l’horizon des œuvres est l’Algérie, ceux qui l’ont élue à certaines périodes de leur création ; d’autres encore l’ont effleurée et viennent enrichir le patrimoine littéraire du pays. Mais comme ce patrimoine a à voir avec la France dans une bonne partie de son histoire contemporaine, il sont aussi écrivains français… » 117

Cette proposition fait écho à une citation de Jamel Eddine Bencheikh qui revendique ainsi sa nationalité algérienne :

‘Nationale, la littérature algérienne d’expression française l’est donc du fait même qu’elle s’est voulue arme de combat au service de la nation. Elle a puisé en elle son langage en se reconnaissant dans son histoire. 118

On se retrouve cette fois dans une tout autre approche, même si la question de l’auteur reste non résolue. En déplaçant la réflexion sur le terrain de l’écriture littéraire d’un discours à portée nationale, elle répond nous semble-t-il de manière pertinente à la question posée. En effet, s’en tenir à la notion d’auteur, sans la critiquer, revient presque immanquablement à l’identifier à la personne de l’écrivain ; le texte littéraire se trouve toujours ainsi confondu avec une origine supposée circonscrite dans le temps, il est envisagé comme « reflet » d’un auteur… À l’opposé, définir une « nationalité » de l’œuvre en ce qu’elle produit un discours se référant à une nation, c’est situer le rapport à la culture de l’œuvre dans le discours lui-même, et c’est commencer à démontrer que l’auteur, en tant que donnée hétérogène au discours écrit, n’explique pas celui-ci.

Notes
112.

Qu’est-ce qu’un auteur maghrébin ?, Expressions maghrébines, revue de la CICLIM, vol.1, n°1, été 2002

113.

Marc Gontard, « Auteur maghrébin : la définition introuvable », idem, p. 10

114.

Guy Dugas, idem, p. 42

115.

Marc Gontard, idem, p. 14

116.

Christiane Chaulet-Achour, « Les masques de la périphérie : Éléments pour un débat », idem, p. 27

117.

Christiane Chaulet-Achour, ibid., p. 28

118.

Jamel Eddine Bencheikh, Diwan algérien, repris dans Écrits politiques, 1967-2000, Atlantica-Séguier, 2001, cité par C. Chaulet-Achour, ibid. p. 20